Langage du corps, pouvoir des mots
Estime de soi et respect d’autrui vont de pair. C’est pourquoi le pouvoir de dire et d’apprendre est la première condition d’une socialisation scolaire qui est autant affaire de relation à soi que de rapport aux autres. Ni rapport fusionnel, ni retranchement indifférent, cet « art de la bonne distance » constitutif des pratiques langagières scolairement efficaces, auxquelles initie l’école maternelle, est aussi ce qui permet à chaque enfant de vivre en bonne intelligence avec les autres. C’est parce qu’ils ne se bornent pas à des habiletés techniques que les apprentissages langagiers représentent, dès l’école maternelle, une première approche de la civilité et de la citoyenneté en actes, expérimentée et réfléchie. Dans le registre général des droits et des devoirs de l’enfant et de l’écolier, ainsi que dans le domaine particulier de la protection contre les maltraitances auxquelles les très jeunes sont susceptibles d’être exposés, l’école maternelle a un rôle essentiel à jouer en lien étroit avec la part prépondérante qu’elle accorde à la maîtrise de l’oral et à la place du corps dans les apprentissages.
Le corps, lui aussi, dit beaucoup. Chez le jeune enfant, il est moyen d’expression et de communication : en le prenant au sérieux, l’adulte, avec ses mots, conforte l’enfant dans son désir de dire et d’être compris ; ce faisant, il l’encourage à se risquer vers d’autres manières de dire. L’attention au langage du corps permet d’aller aux mots. Le corps favorise aussi, par le jeu des imitations, des mimiques et des postures, l’accès à la symbolisation dont la prise de conscience relève déjà d’une pratique langagière.
Des droits et des devoirs : apprendre à parler pour vivre ensemble
Des principes, des valeurs, quelques règles du jeu républicain et scolaire : cela commence en maternelle. Pas de manière abstraite ou magistrale, mais en privilégiant les situations vécues et parlées, l’approche pragmatique et concrète qui ne signifie pas décousue. Pas de manière moralisante mais sans craindre d’assumer la dimension morale de toute éducation et en ayant soin de faire percevoir le sens sous-jacent de chaque expérience, de chaque exigence. La simple imitation, l’obéissance passive, la stricte contrainte disciplinaire ne produisent, au mieux, que des mises en conformité. C’est de tout autre chose qu’il s’agit : de premiers pas à guider sur le chemin de l’autonomie, de la responsabilité et de la solidarité.
Liberté, Égalité, Fraternité : ces grands mots aux frontons de toutes les écoles de la République peuvent se décliner dès la petite section, de manière étroitement corrélée à ce qu’on y apprend et aux manières d’apprendre dont le langage est à la fois l’enjeu et l’outil.
L’agressivité et la violence qui perturbent le climat scolaire de nombre d’écoles élémentaires et d’établissements du second degré sont infiniment moins présentes en maternelle. Elles n’en sont toutefois pas absentes. Il est d’autant plus important d’y apprendre précocement des modes de régulation des conflits fondés sur le respect de l’autre et sur le primat de la parole.
Le droit qui prime la force, l’honnêteté plus valeureuse que le mensonge, la capacité d’agir et son corollaire : le principe de responsabilité, l’égalité de traitement due à chacun et la réciprocité du droit d’être considéré comme un interlocuteur à part entière (écouté, compris, sollicité, respecté), l’affirmation de soi indissociable de l’attention aux autres, les vertus de l’entraide et celles de la persévérance individuelle, le pouvoir de se défendre et le refus de mettre l’autre en danger, l’accueil des différences (du nouveau, de celui qui vient d’ailleurs, de l’enfant malade ou handicapé) comme renfort de l’appartenance collective, les aptitudes égales d’un sexe et de l’autre, l’utilité et le bien-fondé de règles communes : ça se vit, ça se pense, ça se parle dès la maternelle. De même qu’on s ‘y confronte aux interdits légitimes et qu’on y rôde les premiers rudiments de sens critique, toutes dimensions indissociables de la construction de la personnalité du jeune enfant.
Le privilège naturellement accordé en Cycle 1 aux occasions et aux circonstances offertes par la vie de la classe et de l’école favorise la participation active des classes et écoles maternelles, sous une forme adaptée à leur spécificité, aux journées annuelles des « Initiatives citoyennes ». À cette occasion, nombre d’entre elles ont déjà témoigné de réalisations d’autant plus intéressantes qu’elles ne se situent pas en marge des apprentissages ordinaires mais s’en nourrissent et les nourrissent.
Par la médiation de la parole, le jeune élève acquiert la capacité de questionner son environnement et de penser par lui-même, d’écouter et d’argumenter, de négocier ses rapports avec le groupe et de participer à l’élaboration des règles du savoir-vivre ensemble. Tout en préservant toujours la part de communication sensible et émotionnelle, la maîtresse ou le maître l’incite à développer des dispositions propices à l’adoption de comportements confiants mais raisonnés. L’enseignante ou l’enseignant ménage des situations de confrontation régulée où chacun s’éprouve face aux autres dans des rôles variés. Le langage y a toute sa part, des dits intimistes de l’accueil aux prises de parole et situations plus collectives guidées ou étayées par la maîtresse ou le maître et requises par les apprentissages.
Les jeux divers donnent à vivre des situations de partenariat et d’opposition. Les comptines, les premiers poèmes, les histoires racontées ou lues, les chansons rassemblent le groupe-classe dans des moments où l’émotion, le plaisir et le rire fédèrent. Les productions par petits groupes amènent à coopérer dans une entente organisée.
Les échanges à propos de comportements posant problème, de différends voire de débordements des uns ou des autres (échanges singuliers entre l’enseignante ou l’enseignant et un enfant, à l’échelle d’un groupe ou de la classe entière) permettent d’élaborer des codes communs, de définir des règles utiles en les justifiant. Le retour sur les comportements observés durant la récréation est une situation fort intéressante de langage, détachée de l’action, et de réflexion sur la pratique des droits et des devoirs, de la coopération, de la responsabilité.
Les premiers débats sur les valeurs s’engagent à partir des faits du quotidien de l’école mais aussi à l’occasion d’évènements extérieurs à fort retentissement pour les enfants ; la découverte de récits et de textes bien choisis de la littérature jeunesse, l’analyse critique de productions cinématographiques et télévisuelles destinées aux plus jeunes enrichissent ces échanges.
Ces valeurs partagées, la « fête de la rentrée », moment fédérateur par excellence, en témoigne en même temps qu’elle donne le ton de l’année scolaire qui commence.
Prévention de la maltraitance : les signes pour la voir, les mots pour la dire
Première expérience scolaire de la vie en collectivité, l’école maternelle est en même temps un cadre où s’affirment les droits de la personne enfantine, au premier rang desquels le droit à l’intégrité et à la protection. Face à la maltraitance, le système scolaire a un devoir d’information, de prévention et d’intervention dont les modalités sont bien évidemment fonction de l’âge des élèves.
Ce qui est à vaincre en premier lieu, c’est la loi du silence, cette douleur de dire qui est aussi impuissance à mettre suffisamment à distance une situation qui est pour l’enfant difficile à penser, difficile à juger, difficile à communiquer. L’école peut aider à trouver les mots pour la dire. Elle doit aussi être alertée par ce qui se dit sans les mots, attentive au langage du corps ou à la signification possible d’un dessin.
Tous cycles et degrés confondus, l’école est aussi un lieu où on apprend à dire non, à faire valoir un point de vue, à motiver un refus. Elle contribue, ce faisant, à forger quelques moyens, pour l’enfant ou l’adolescent qu’il deviendra, de refuser de se soumettre aux abus et mauvais traitements de ses pairs ou des adultes, dans et hors le cadre scolaire. À ce rôle de prévention, l’enseignement de l’école maternelle apporte précocement sa pierre.
On y vit le partage et les joies du groupe mais aussi la protection de l’intégrité individuelle et le respect de l’intimité. On y apprend à ne pas attenter à la sécurité d’autrui mais également à se protéger soi-même. On y apporte de l’aide à d’autres, on en demande aussi pour soi, qu’on apprend à accepter. Acteur en devenir de la communauté scolaire, l’enfant y construit sa personnalité, y affirme son identité, y conquiert une parole qui l’aide à prendre ses repères et l’autorise à oser se confier. La sensibilisation aux questions d’hygiène et de santé contribue, au-delà des informations qu’elle dispense, à accréditer l’idée que le corps n’est pas à malmener. Les exercices physiques, s’ils permettent mille manières de jouer avec lui, tracent aussi les limites à ne pas franchir et participent de cette démonstration : le corps de l’enfant n’est pas un jouet.
Les relations avec les familles, la connaissance des réalités du quartier, les liens établis avec la protection maternelle et infantile, bref, tout ce qui conduit l’école à se situer aussi au cœur d’un réseau plus large contribue à l’exercice efficace de sa responsabilité en matière de santé scolaire.
S’il semble illusoire de croire que la seule volonté d’un enfant de deux ou de cinq ans puisse s’opposer à celle d’un adulte maltraitant au point de le dissuader de passer à l’acte, du moins tout élève doit-il être assuré qu’il peut trouver à l’école l’appui dont il a besoin. Pour aborder explicitement ces sujets en maternelle, on pourra prendre appui sur des documents adaptés à l’âge des enfants, en veillant à ne pas les effrayer, à ne pas les rendre excessivement méfiants à l’égard du monde environnant, à ne pas susciter non plus, dans de jeunes imaginations, de confusion entre la garantie d’être entendu en cas de besoin et quelque insistance déplacée, voire suggestion inadmissible. Le plus important réside dans la qualité des rapports établis avec les enfants, dans l’accessibilité et la disponibilité de toutes les catégories de personnels qui interviennent dans le cadre scolaire, dans l’écoute dont les élèves savent qu’ils peuvent bénéficier auprès des adultes, dans tout ce qui, partie du fonctionnement ordinaire de l’école et de la classe, fait qu’un enfant victime de violences ou d’abus sexuels pourra appeler à l’aide. Les équipes pédagogiques doivent également être particulièrement attentives aux signes qui, sur le corps ou dans l’attitude des enfants, indiquent ou laissent soupçonner des sévices dont la loi fait obligation de saisir les autorités compétentes en cas de révélation et de présomption (circulaire n°97-175 du 26-8-1997, B.O. hors-série n°5 du 4-9-1997). Les assistantes territoriales spécialisées des écoles maternelles (ATSEM) ont, à cet égard, un rôle déterminant d’observation, d’alerte et de dialogue avec l’enfant.
Encouragé à parler, familiarisé avec ses droits, gagnant en hardiesse de pensée et de jugement, l’enfant est moins démuni face aux abus de pouvoir qu’il arrive à de plus âgés de commettre sur lui. Il est aussi sensibilisé très tôt à l’idée de ne pas commettre d’abus sur les autres. C’est aussi cela mettre les langages au cœur des enjeux de l’école maternelle.