Cours évolution socio-historique de la nation cubaine (XVIe – XXe), tutoriel & guide de travaux pratiques en pdf.
Le XIXe siècle cubain. Le réveil du nationalisme cubain
La dernière décennie du XVIIIe et le XIXe siècles, marqueront l’apothéose et la décadence de la colonie cubaine. La croissance économique produite par la plantation esclavagiste, l’indépendance des colonies espagnoles du continent ainsi que la naissance des États-Unis, provoquent à Cuba l’éveil de la culture et du nationalisme cubain. Ici, nous constatons une ambivalence. Cuba fait partie de l’Empire espagnol, par conséquent, ceux qui naissent dans l’île et y habitent sont espagnols du point de vue de la nationalité. Néanmoins, leur intérêt de plus en plus grand pour le développement de l’île crée un écart entre les Cubains et les Espagnols nés dans la péninsule ibérique (les péninsulaires). Lorsque ce phénomène devient évident aux yeux de la société cubaine, on assiste à la naissance du Cubain comme être social. Ainsi, les dernières années du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle sont marquées par l’essor économique et la recherche d’options politiques pour se débarrasser du contrôle que l’Espagne exerce sur l’île et qui menace son évolution. Du vaste éventail d’options politiques auxquelles les Cubains recourent on en distingue trois : l’annexion aux États-Unis (un pays jeune, mais très dynamique du point de vue économique et libérale du point de vue politique), l’autonomie (obtenir de l’Espagne le consentement pour s’autogouverner sans rompre avec la métropole) et l’indépendance (la séparation d’Espagne pour suivre un chemin similaire à celui des nations latino-américaines).
De ces trois options, l’autonomie était la plus avantageuse. L’instauration d’un gouvernement autonome permettait l’introduction d’importants changements politiques dans l’administration de l’île, en évitant les pertes et les dégâts provoqués par une guerre d’indépendance, comme c’était le cas d’Haïti et d’autres républiques du continent. Néanmoins, l’indépendance des colonies américaines avait réduit considérablement l’ampleur de l’Empire espagnol, en fait, désormais il ne restent que deux territoires sous contrôle espagnol : Porto Rico et la « toujours fidèle île de Cuba ». Dans des telles conditions, l’Espagne ne sera pas disposée à faire des concessions aux Cubains, l’autonomie pourrait devenir le premier pas vers l’indépendance. Vers la deuxième moitié du XIXe siècle, la colonie cubaine, de pair avec l’Espagne, dépérit, le projet d’autonomie est refusé et l’indépendance devient la seule option pour protéger les intérêts des Cubains.
En 1868, cet ordre est renversé. En effet, cette année marque le début de la première guerre pour l’indépendance de Cuba, conflit qui se prolongea pendant environ dix ans et au terme duquel l’indépendance ne fut pas acquise, puisque l’Espagne reprenait alors le contrôle de la désormais « province d’outre-mer ». Toutefois, ces dix années de guerre dévastatrice avaient ruiné l’infrastructure productive du pays. Dans ces conditions, la reconstruction de la nouvelle province était une entreprise presque impossible35. Ni la classe riche cubaine, affaiblie et endettée par la guerre; ni la métropole, très loin d’être ce qu’elle avait été autrefois, n’avaient la capacité de reconstruire l’île. Dans ces conditions, le gouvernement colonial espagnol dut avoir recours à la capacité financière et économique d’autres puissances telles que l’Angleterre, la France, l’Allemagne, les États-Unis36 et, dans une moindre mesure, l’Italie. Cet échec de la guerre d’indépendance37 ouvrira les portes au capital étranger, notamment celui provenant des États-Unis qui réaliseront des investissements à grande échelle dans l’île de Cuba. C’est un moment en or pour la puissance du Nord.
À la suite d’une courte période de calme apparent (1878 – 1895), la guerre recommence, maintenant sous la direction du grand patriote et poète José Marti38. Ce sera la dernière des guerres de libération cubaines et également la dernière guerre du siècle, et du continent. Marti avait vécu une grande partie de sa vie aux États-Unis où il avait préparé la guerre, mais il mourut au combat, l’année même de son retour à Cuba, en 1895. Le coup fut fatal. À partir de ce moment, la Révolution pour l’indépendance ne trouverait plus personne capable d’unifier les forces cubaines, militaires ou politiques. Au cours des années suivantes la révolution continua à perdre d’importants et clairvoyants chefs de guérillas. En 1898, les deux armées en conflit étaient en voie d’épuisement et la fin de la guerre n’était même pas encore envisagée. C’est à ce moment que les États-Unis, semble-t-il, décident d’intervenir à Cuba.
Il s’agit là d’une des questions les plus débattues par les historiens, cubains et étasuniens. Quelles ont été les vraies motivations de l’intervention étasunienne à Cuba en 1898 ? Il n’est pas sans intérêt d’observer que, depuis le début du siècle, les États-Unis avaient manifesté leur intention d’intégrer Cuba à leur grande union39. Ils durent attendre jusqu’à la fin du siècle puisque l’occupation ne devint effective qu’en avril 1898. Une tentative désespérée et inhumaine des autorités coloniales de couper les liens entre les combattants créoles et le peuple, principal fournisseur de ressources, les avait conduits à adopter une politique de concentration des paysans dans les villes, décision à laquelle réagirent plusieurs gouvernements, dont celui des États-Unis. Nous pourrions ajouter, entre autres raisons pour expliquer l’intervention américaine, le fait de la détérioration des conditions de vie provoquées par la guerre et le risque de perdre les propriétés de leurs citoyens
Pendant l’occupation, de 1898 à 1902, le gouvernement étasunien se donne la tâche d’envahir, matériellement et spirituellement, la société cubaine. Le capital nord-américain occupe progressivement des positions importantes dans l’économie cubaine, alors que l’arrivée presque massive de diverses dénominations protestantes signifie l’offre d’une nouvelle religiosité et spiritualité à un peuple profondément religieux. Dans ce contexte menaçant la nationalité, le gouverneur provisoire s’attela à la tâche de créer les bases légales nécessaires pour mener à bonne fin cette invasion multiforme, soit, militaire, économique, culturelle, religieuse et spirituelle. Le 20 octobre 1898, le gouverneur fit approuver une Constitution provisoire dont le deuxième article stipulait que :
Le peuple a le droit naturel et irrévocable d’adorer Dieu, le Tout-Puissant, en accord avec les désirs de son cœur. Nul ne sera offensé, dérangé ou empêché dans l’exercice de ses croyances religieuses, sauf s’il empêche la pratique religieuse des autres. Toutes les Églises chrétiennes seront protégées, aucune ne sera opprimée, et personne ne sera mis à l’écart des postes publics d’honneur pour des motifs religieux40.
Cette très courte Constitution provisoire marquera la fin du monopole du catholicisme sur les âmes cubaines, mettra fin à l’État confessionnel en ouvrant la voie à la laïcisation et assurera aux confessions protestantes l’accès à toutes les régions de l’espace géographique cubain. Cuba laissait derrière elle cinq Constitutions41 considérant le catholicisme comme la seule religion capable d’unifier les Espagnes, celles du continent et celles d’outre-mer. Ainsi, Cuba entra dans la modernité menée par les États-Unis et en adoptant, par imposition, un modèle républicain similaire à celui de la grande puissance42. Cette invasion multiforme fut favorisée par le vide institutionnel créé à la fin de la guerre. En effet le peuple n’avait aucune institution pour la représenter : l’Église catholique, comme nous le verrons par la suite, avait perdu le prestige d’antan et n’était plus une force capable d’incarner les aspirations de la société ; le militaire le plus important de la guerre, d’origine dominicaine, Maximo Gómez, avait été renversé comme chef suprême de l’armée; le Parti révolutionnaire cubain (PRC), fondé par José Marti dans le but d’orienter la révolution, avait été abrogé, et ainsi de suite. En fait, beaucoup de problèmes empêchaient la nécessaire union des cubains. Mais surtout, il n’y avait pas une seule institution capable de rassembler autour d’elle les classes et les secteurs composant la société.
En 1900, le projet républicain est mis sur pied. Il ne manquait que l’élaboration de la Constitution pour assurer le fondement de l’organisation de l’État, à la suite de quoi, l’État commencerait à fonctionner. Au cours de la même année, le peuple élit 31 délégués, dont certains combattants du siècle passé. Les séances de l’Assemblée constituante s’étendirent entre le 5 novembre 1900 et le 21 février de l’année suivante. L’Assemblée fut le premier lieu où les deux tendances politiques majoritaires, le nationalisme et le libéralisme, se sont confrontés. Tout au long du XXe siècle leurs contradictions s’intensifieront en polarisant la classe politique cubaine. C’est un débat dont les racines sont économiques mais qui se traduira en une importante rivalité politique. Pendant les séances de l’Assemblée constituante on débattit un projet de loi visant à inclure dans la Charte fondamentale, le système des relations de la nation naissante avec les États-Unis43.
Cependant, le gouvernement étasunien ne réussit pas, comme il le fit pour Porto Rico, à inclure l’île de Cuba dans ses limites géopolitiques. À la suite de l’Assemblée constituante, le gouverneur nord-américain convoqua les représentants à une nouvelle réunion afin d’ajouter à la Constitution un amendement la contredisant44.
Essentielle pour comprendre l’évolution de la première république sera la Constitution avec laquelle elle naît. Rédigée en 1901 et mise sur pied en 1902, elle a fait l’objet de plusieurs interprétations. Selon le critère d’Hernández Corujo45, reproduit par le professeur Fernández Bulté, il ne s’agit que d’une Constitution individualiste, absolument bourgeoise et libérale. Pour d’autres46, il s’agit d’une Constitution profondément civiliste, comprenant des aspects tels que la séparation des pouvoirs, la liberté religieuse et la séparation Église-État47, le caractère laïc du système d’enseignement désormais dirigé par le gouvernement, parmi d’autres traits exprimant le caractère moderne de la nouvelle république48.
Le rideau se lève sur la République
Si l’entrée de Cuba dans l’histoire débute par la colonisation espagnole, sa vie républicaine démarre en 1902, lorsque le gouvernement provisoire étasunien remet le contrôle du pays au premier président de la république, l’ancien combattant Tomás Estrada-Palma, de confession protestante. Ainsi, Cuba fut la dernière colonie de l’Amérique espagnole à devenir république. Ce fait aura d’importantes conséquences sur tous les plans, voire religieux, sujet central de notre recherche. Les critères d’appréciation de l’histoire cubaine qui s’écoule entre 1902 et 1959 ont divisé, et continuent encore aujourd’hui de diviser, la communauté des historiens49. D’un côté il y a des auteurs50 qui interprètent la République comme une nation qui se voulait moderne et s’efforçait de se développer, mais n’échappait pas – tout comme les autres républiques latino-américaines –, au magnétisme financier des capitaux étrangers51. Cette attitude causa de grandes difficultés pour le développement d’une démocratie réelle, car les opinions et les conceptions économiques influençaient fortement les décisions politiques. Cependant, il faut considérer que tout petit pays manquant de ressources naturelles vitales cherche nécessairement les échanges commerciaux avec d’autres pays52. Il ne s’agit donc d’équilibrer la balance commerciale en s’appuyant sur les importations. Cela peut entraîner des difficultés pour la démocratie, mais rien n’est plus éloigné de la vérité que le fait d’affirmer que ce type de relations a miné le bon déploiement démocratique cubain d’alors.
Selon d’autres auteurs53, la république née en 1902, et qu’on a parfois surnommée « la République bourgeoise de 1902 » pour la différencier de la République retient comme les plus importants Emeterio Santovenia, Levi Marrero, Herminio Portell-Vilà, parmi d’autres. Avec leur départ l’historiographie cubaine perdit tout sens critique. À l’extérieur ils ont continué leur production théorique, mais aujourd’hui leurs ouvrages sont exclus des programmes de formation en Sciences sociales, voire en histoire. Par contre, il y a deux historiens dont les ouvrages furent très importants avant et dans la période socialiste. Il s’agit de Emilio Roig de Leuschering et Manuel Moreno Fraginals. Tous deux eurent toujours une vision et une projection marxiste, cela ajouté à leur excellente manière d’exprimer leurs idées, rendit leurs ouvrages très importants en ce qui concerne l’histoire politique cubaine. Emilio Roig de Leuschering mourut à Cuba en 1964. Par contre, Manuel Moreno Fraginals, le plus important historien marxiste de la révolution, s’exila aux États-Unis en 1994, pays où il mourut en 2001. Les spéculations autour de sa décision d’abandonner ses liens avec la révolution socialiste, sont multiples. L’un des facteurs à considérer est la censure de la critique, et la quasi impossibilité de produire une histoire sans nuances, toujours justifiant les événements produits au cours de la révolution. Voilà un conflit éthico-scientifique révolutionnaire, ne fut rien d’autre qu’un grand échec. Ils affirment qu’entre 1902 et 1959, la République demeura, quoique par des voies différentes, sous la tutelle étatsunienne. En fait, l’histoire cubaine est beaucoup plus riche et la capacité de certains pour la comprendre, nous semble plutôt limitée.
Les possibles déformations structurelles de la nation cubaine est une question dont les racines remontent au siècle dernier. La non-solution et l’accumulation de ces problèmes d’autrefois sera la mèche qui enflammera la révolution.
Ainsi, Cuba entra dans le nouveau siècle contrôlé par les États-Unis et sous l’influence de certains pays européens, influence qui n’est pas seulement d’ordre économique, mais également politique, social, culturel, voire religieux. L’arrivée de citoyens provenant de pays majoritairement protestants entraîna la célébration des premiers cultes non-catholiques. La Cuba catholique traversait le seuil de l’uni-confessionnalité tandis que la société s’ouvrait à la multi-confessionnalité. Voilà un phénomène qui nous révèle un autre visage de l’intervention politique des puissances les plus développées de l’époque : la pénétration religieuse. Phénomène qui se reproduira dans d’autres contextes latino-américains, mais jusqu’à présent, il demeure très peu étudié54.
Ces événements, décrits sommairement, eurent une influence forte sur l’introduction, l’évolution et la consolidation de nombreux courants de pensée dans le but de dessiner l’itinéraire vers une souveraineté plus solide. Le nationalisme, l’anti-impérialisme et, peu après, le marxisme, créèrent un spectre idéologique riche, dont certains devinrent des axes idéologiques autour desquels plusieurs partis politiques furent structurés. Ces courants, dans lesquels militaient la plupart des historiens qui, en diabolisant la République née en 1902, ne voient rien d’autre qu’une République qui s’occupe seulement des relations avec ses partenaires commerciaux, tandis que les problèmes nationaux restent en arrière-plan; République où le besoin de survivre devient la source de l’accroissement des maux sociaux.
Comme nous l’avons vu, la première République débute le 20 mai 1902, dotée d’une Constitution libérale et laïque, façonnée selon la Constitution étasunienne. Tomás Estrada-Palma, le premier président, occupa le poste de 1902 à 1906. En 1905, une année avant la fin de son mandat, Tomás Estrada Palma tenta d’être réélu de manière frauduleuse. Le mécontentement provoqué engendra des mouvements d’agitation populaire et une guerre opposant les diverses positions politiques.
À la suite de ces révoltes, survint la deuxième intervention de l’armée étasunienne55. Cette fois-ci, l’intervention eut une durée de trois années, à la suite de laquelle deux gouvernements nationalistes administrèrent le pays, ceux de José Miguel Gómez (1909 – 1913) et de Mario García Menocal (1913 – 1921). Les deux mandats eurent lieu au moment de la montée en puissance des idées nationalistes, marxistes et anti-impérialistes, portées par des courants qui atteignirent même les secteurs populaires du pays. Pour plusieurs historiens, c’est la période du réveil de la conscience nationale56. À cette époque, deux associations culturelles, la « Phalange » d’action cubaine et le « Groupe Minorista », virent le jour dans le but d’offrir une défense solide de la culture nationale face à la pénétration culturelle étasunienne. Les anciens combattants, eux aussi, formèrent des associations, mais les institutions les plus importantes de la période surgirent en 1922 et 1925. La première sera la Fédération des étudiants de l’Université de La Havane (FEUH)57, assemblée réunissant tous les étudiants et étudiantes de la seule université existant au pays à ce moment-là. La seconde fut le premier Parti communiste de Cuba, institution créée au mois d’août 192558. Après plusieurs tentatives infructueuses, les idées communistes pouvaient finalement se concentrer dans une formation plus ou moins structurée.
C’est à ce moment que l’ancien combattant et général Gerardo Machado y Morales devint président du pays. Machado représentait le courant national-populiste59. Son gouvernement peut se diviser en deux périodes, l’une de croissance à tous les niveaux (1925 – 1929), suivie d’une deuxième où les projets de croissance économique échouent de manière scandaleuse60. Pendant la première étape, plusieurs secteurs de l’économie furent relancées, entre autres, la limitation de la dépendance des marchés externes et, grâce au surplus économique, l’augmentation du budget social. Quatre-vingt-dix ans se sont écoulés depuis le mandat du président Machado et plusieurs de ses œuvres se maintiennent encore aujourd’hui : la grande voie centrale, seule route reliant toutes les régions du pays ; l’imposant édifice du Capitole, inauguré en 1929, siège du congrès jusqu’à la chute de la république; la modernisation de plusieurs villes et villages, y compris Santa Clara, sa ville natale, et bien d’autres.
En 1929 la grande dépression annula tout projet de développement. Le pays avait avancé, certes, mais la dépendance de l’étranger était alors une réalité trop évidente pour ne pas en tenir compte. Le crash financier de 1929 toucha tous les pays dont les économies priorisaient les exportations au détriment des importations. Cuba, en 1925, était entrée dans la voie du développement intérieur mais, en 1929, lorsque le Mardi noir survint, le pays n’avait pas encore consolidé ce modèle économique61.
Dans ce contexte, les idées de gauche, en se nourrissant des contradictions, des inégalités des conflits non-réglés depuis longtemps et des problèmes causés par la dépendance, augmentent son influence au sein de la société, dont la manifestation la plus remarquable sera le réveil du Parti communiste de Cuba62. D’autre part, les expressions de rejet et les révoltes contre le président, ainsi que les affrontements entre les policiers et les manifestants, désamorcèrent les intentions de Gerardo Machado d’établir, sous le prétexte d’un changement de la Constitution.