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L’ENEC dans la pratique
Avant de passer à un examen de l’aggiornamento au niveau pratique, il importe d’analyser certains changements survenus au cours des années 80 et 85, qui touchent à l’évolution du catholicisme cubain. Aux alentours de la célébration de l’ENEC, le gouvernement cubain avance à marche forcée dans la voie du communisme. Par contre, encore une fois, l’évolution de l’île sera touchée par des événements extérieurs. À l’époque, les reculs, économiques, politiques, en matière de droits de l’homme et militaires de l’URSS étaient déjà très évidents. En même temps, le désir d’abandonner le champ socialiste, tant de la part des pays d’Europe de l’Est que des Républiques emprisonnées à l’intérieur des frontières de l’URSS se faisait de plus en plus manifeste. Le traitement différencié de la part du parti-État des différents secteurs sociaux, l’exclusion de certains groupes composant la société, l’obstination à continuer de nier le pluralisme social, mais surtout, la rigidité sociale, qui émanait de la soumission générale de tous les individus à l’État qui organise la société selon ses besoins, ont été à l’origine des mouvements contestataires. Dans ce nouveau contexte, la politique de maintenir dans l’isolement les croyants, les églises et d’autres éléments composant la société s’avérait obsolète et fort dangereuse pour le totalitarisme communiste. Cuba, n’ayant pas pu dépasser la dépendance politico-économique envers l’URSS, entrevoit une grave crise économique à l’horizon. La crise, déjà amorcée dans certaines nations européennes, donna l’alerte sur les conséquences du dogmatisme marxiste dans plusieurs aspects lors de la construction du socialisme, la question religieuse en faisant partie593.
Dans l’expérience euro-soviétique, une fois la crise économique installée, le parti-État se vit incapable de continuer la politique d’échanger des « fidélités politiques » contre des biens matériels, ce qui désengagea une grosse partie de la clientèle politique du parti-État. D’une part, la foule mécontente et déçue, en employant la version socialiste du vote-sanction594, retira son appui au gouvernement. D’autre part, la politique de diviser le peuple, en isolant les religieux et les églises, à un moment où les églises deviennent progressivement des centres d’espoir, de communion, ne fit qu’isoler le propre parti-État. Les leçons tirées des expériences européennes conseillaient de changer les stratégies concernant les églises et la religion. Le troisième congrès du Parti communiste de Cuba (1985) se fit l’écho de ces changements. Lors de ce congrès on modifia certaines dispositifs touchant le traitement des croyants et les églises.
La première Constitution socialiste, celle de 1976, en adoptant la conception marxiste-léniniste, déclarait de manière très claire le caractère athée du Parti-État, de la Constitution même, de l’enseignement et de toutes les activités scientifico-culturelles du pays. Néanmoins, dans le troisième congrès du Parti communiste, les communistes adoucirent le ton par rapport à la question religieuse. D’une certaine manière le troisième congrès du Parti pose la première pierre dans la construction d’une nouvelle politique de portes ouvertes ciblant les chrétiens et les religieux en général, concrétisée par le quatrième congrès du Parti tenu en 1991. En somme, le congrès du Parti qui entoure la tenue de l’ENEC (1985), introduit un changement subtil de vocabulaire. Le mot athée sera enlevé du programme du parti pour faire place au mot laïque, pour se référer à la confessionnalité du parti. Dorénavant, le parti ne serait plus athée, mais laïc, et les deux termes, même s’ils se ressemblent, ne sont pas forcément des synonymes. D’une certaine façon, ce petit changement cache une vérité décevante pour les aspirations idéologiques du parti-État, car après plus de 20 ans d’un bombardement incessant d’athéisme matérialiste (impliquant les journaux, les publications de toute sorte, l’enseignement.), celui-ci n’avait été reçu qu’à un niveau très superficiel. La politique de remplacer la religiosité du Cubain par l’athéisme étranger avait échouée, des événements postérieurs vont confirmer cette thèse. Le quatrième congrès du parti, célébré au milieu de l’effondrement de l’URSS, introduira le changement le plus important en matière de traitement de la question religieuse : l’acceptation des religieux et religieuses au parti, ce qui comprenait les pasteurs, les évêques et d’autres leaders des églises. Nous reviendrons sur ce sujet par la suite.
Une autre question qui mérite d’être analysée est le traitement donné par les autorités du gouvernement cubain aux invités à l’ENEC. Le cardinal Eduardo Pironio, représentant du pape Jean-Paul II, fut reçu à l’aéroport de La Havane par les autorités ecclésiastiques, mais aussi par le chargé du Bureau des affaires religieuses du gouvernement, Dr. José Felipe Carneado. Un autre invité, l’archevêque de Séville, le serait lui aussi. Pour sa part, le 22 février, le cardinal Pironio et le nonce apostolique seraient reçus en audience privée par le président Fidel Castro, qui mettrait à leur disposition un avion privé pour faciliter la visite des diocèses du pays. L’un des moments les plus significatifs fut la visite d’une délégation d’invités de l’ENEC au grand amphithéâtre Félix Varela de l’Université de La Havane. Là, où reposent les restes du patriote et prêtre catholique Félix Varela, les invités furent reçus par le recteur le Dr. Fernando Rojas et l’historien de la principale université du pays Dr. Delio Carrera. Au cours de la réception il y eut un échange émouvant de discours où les éloges furent mutuels entre le cardinal Pironio et le recteur de l’Université. Tous ces actes, qui seront l’objet de plusieurs interprétations par différents intéressés595, démontrent ou bien un certain relâchement de la part du gouvernement dans le traitement donné à la question religieuse, ou bien l’intérêt du gouvernement d’offrir une image harmonieuse et de bonne volonté envers les chrétiens en vue de donner une cohérence à son discours de politique extérieur. Ce changement fut bien reçu par l’Église qui, en s’abstenant de juger et de condamner les attitudes passées du gouvernement, poursuivit, concentrée, dans la célébration de l’ENEC.
Nous ne pouvons pas manquer de mentionner deux des faits les plus remarquables des années 80 cubaines; la publication en 1985 du livre « Fidel et la religion » et la création du bureau des affaires religieuses, bureau sous la direction du Comité central du Parti communiste de Cuba. La publication du livre « Fidel et la religion, conversations avec Frei Betto » en 1985, l’année de la fermeture de la Rencontre ecclésiale nationale cubaine, n’est pas un hasard. Le livre est le résultat d’une série d’entrevues réalisées par le théologien de la libération (o.p.), le Brésilien Frei Betto avec Fidel Castro. Cette œuvre importante comporte de nombreux points de vue. D’abord, parce que c’est la première fois que le leader de la révolution communiste expose publiquement ce que jusqu’à présent il avait maintenu caché, sa formation religieuse dans les meilleures écoles catholiques du pays, ce qui comprend le collège de La Salle, le collège de Dolores (appartenant aux Jésuites), les deux à Santiago de Cuba, et le collège de Bethléem (Jésuite), à l’époque le plus prestigieux parmi les institutions d’enseignement catholique. Le texte recueille d’autres scènes de la vie religieuse du leader. Ensuite, parce que Fidel Castro ne nie pas le conflit État-Église, mais il fait une reconstruction détaillée de ses origines selon la vision marxiste la plus dogmatique et, par ailleurs, la plus anhistorique. Quelques-unes de ses considérations sont dignes d’être mentionnées : dans sa version sur la genèse du conflit se trouve le mécontentement de la hiérarchie catholique vis-à-vis des expropriations des secteurs riches de la société596, de ce fait le conflit État-Église est interprété dans le cadre la lutte de classes597. L’aggravation de ces conflits contraignit la révolution à nationaliser les institutions catholiques pour limiter leur influence dans le peuple, vu de cet angle, le catholicisme cubain apparait comme le seul coupable de son propre malheur. Selon Fidel Castro, la réaction du catholicisme cubain s’explique aussi par son caractère élitiste, en soulignant les grosses différences entre la pratique sociale catholique cubaine et celle latino-américaine. Interrogé par son interlocuteur sur les causes du conflit, Fidel Castro réplique:
Pour une raison tout à fait propre à Cuba, qu’on ne retrouve ni au Brésil, ni en Colombie, ni au Mexique, ni au Pérou, ni dans la plupart des pays latino-américains : l’Église à Cuba n’était pas populaire. Elle n’est vraiment pas une Église du peuple, des travailleurs, des paysans, des faubourgs, des secteurs sociaux modestes. Jamais, dans notre pays, on n’avait vu cette chose qui a lieu aujourd’hui en Amérique Latine : des prêtres travaillant avec les habitants des faubourgs, avec les ouvriers, avec les paysans. Dans notre pays, rural à 70 %, il n’y avait pas une seule Église, pas un seul prêtre en milieu rural. Ça c’est important; pas une seule Église, pas un seul prêtre en milieu rural où vivaient 70 % de la population ! C’était partout comme chez moi, ainsi que je te l’ai raconté hier. Il n’y avait aucun travail évangélique, apostolique, disons que je ne sais pas comment vous appelez ça, d’éducation religieuse de la population598 .
Dans l’entretien, le leader communiste affirme catégoriquement que les antagonismes devinrent critiques seulement avec le catholicisme, en soulignant l’esprit de cordialité et la correspondance de principes entre la révolution communiste, les églises évangéliques et d’autres religions non-institutionnalisées599. Finalement, l’ouvrage devient important car il dévoile un détail connu par tout le monde qui met en évidence le caractère unipersonnel du gouvernement et de l’État à l’époque; Fidel Castro révèle que c’est lui l’architecte de la politique d’exclusion adoptée par le parti-État envers les chrétiens :
Je te raconte l’histoire à laquelle j’ai participé. Et, dans ces circonstances, les critères de notre action, ce ne sont pas les autres qui les ont arrêtés, c’est moi. J’assume toute la responsabilité de cette rigueur. Je ne la renie pas. C’est moi qui ai dit : « Non, dans telles et telles circonstances, c’est une attitude correcte. » Nous devons exiger une pureté totale parce que les États-Unis sont contre nous et nous menacent. Nous avons besoin d’un parti parfaitement uni, sans aucune faille, sans la moindre discordance. Nous avons besoin d’un parti fort, car nous avons en face de nous un ennemi très puissant qui cherche à nous diviser et qui cherche à utiliser la religion comme idéologie contre la révolution600 .
À notre avis, l’apparition de cette œuvre en même temps que l’Église effectue la plus importante auto-analyse en vue de sa rénovation n’est pas fortuite. Cela est peut-être dû à plusieurs facteurs, dont nous ne mentionnons que deux. Comme nous l’avons dit, la Réflexion nationale cubaine trouve son origine dans une révision exhaustive de l’histoire du catholicisme cubain afin de découvrir ses erreurs et ses succès, ses points forts et ses faiblesses. Dans cette analyse, l’Église assume un discours profondément critique, en premier lieu critique envers elle-même, mais aussi critique envers certaines pratiques politiques mises en œuvre dans les dernières années visant à l’exclusion de l’Église et des chrétiens de tout scénario social. Deux exemples à l’appui : l’Église ne justifie pas l’éloignement survenu entre la hiérarchie catholique et la population cubaine pendant la deuxième moitié du XIXe siècle à cause du Patronato regio et du Passe regio. De plus, les évêques ne cachent pas leur mécontentement envers certains prêtres qui, pour des raisons diverses, adoptent une attitude contraire à l’esprit de dialogue qui se trouve au cœur de la rénovation que le catholicisme vit.
Cependant, lorsque le moment d’exposer d’autres difficultés non liées à la nature et à la dynamique de l’Église arrive, il est inévitable de mentionner tous les obstacles enfermant la vie de l’Église dans les temples. C’est là où le document de l’ENEC doit mentionner toutes les embûches provenant du gouvernement. Les uns pourraient se justifier à cause des attitudes passées de la part de l’Église, mais la plupart d’entre elles découlent de l’adoption d’un marxisme fermé et dogmatique qui persiste à soutenir une vision de l’Église qui ne correspond pas à la vérité historique, du moins dans le cas cubain. Les textes produits par la Réflexion ecclésiale cubaine et le texte « Fidel et la religion », sont deux versions, deux points de vue, sur le rôle historique du catholicisme et sur le conflit opposant l’État communiste et le catholicisme tout au long du processus révolutionnaire communiste. Vu sous cet angle, « Fidel et la religion, conversations avec Frei Betto » n’est rien d’autre que la réplique , colérique et arrogante, de Fidel Castro à l’histoire de l’Église catholique cubaine racontée dans le document de la ENEC.
L’autre facteur pouvant se trouver à l’origine de la publication du livre Fidel et la religion est le fait de ne pas déclencher l’alarme chez les catholiques latino-américains ayant adopté le marxisme comme instrument théorique dans leurs réflexions théologiques, concernant ce qui pourrait être leur futur si les communistes prennent le pouvoir dans leur pays. Pour ceux qui lisent l’ouvrage, il apparaît très clair que les seuls coupables de la nationalisation des institutions d’enseignement et de services sociaux, des hôpitaux, voire de l’interdiction de publier ou de participer aux émissions de radio ou de télévision, l’interdiction à réaliser les processions, enfin de l’exclusion dont les catholiques cubains firent l’objet, n’est autre que la même Église catholique et son comportement antisocial vis-à-vis de la révolution. Dans ce sens, l’ouvrage est un message de paix et Frei Betto, le porteur du message.
La création en 1985 du bureau des affaires religieuses constitua en soit un nouveau mécanisme pour contrôler l’activité des religions dans l’île, mais étant donné que le catholicisme était à l’époque la plus dynamique des confessions chrétiennes, le bureau des affaires eut une certaine influence sur l’évolution du catholicisme à partir de 1985. Le premier directeur fut le Dr. José Felipe Carneado, un ancien fondateur du Parti communiste, avocat de profession. Toutes les fonctions du nouvel organisme s’affairent à contrôler de manière plus serrée les mouvements des officiers (nationaux et étrangers) et laïcs dans l’île et les activités proprement ecclésiastiques et administratives des églises. Il est de la compétence du bureau des affaires religieuses d’octroyer (ou refuser) les visas religieux à toute personne que l’Église invite que ce soit pour un séjour court ou long, ainsi qu’approuver ou non l’itinéraire de voyage ou des visites que l’Église déclare; accorder les permis d’entrée et de retour à toute personne voyageant par des motifs religieux; veiller au respect de l’itinéraire déclaré et approuvé; accorder les permis pour les célébrations ecclésiastiques effectuées hors des temples. Mais le bureau contrôle aussi les mouvements financiers des Églises, accorde les permis de modification et/ou de réparation des temples, des chapelles et des lieux de cultes, de même qu’il vend les matériaux de construction et accorde les prix, parmi d’autres fonctions. Au fond, la création du bureau des affaires religieuses détournait le conflit État-Église vers une autre institution. Dorénavant, les relations de l’Église catholique ne seront plus ni avec le parti, ni avec le gouvernement, mais avec la nouvelle institution. Le Bureau des affaires religieuses servait de bouclier entre les églises et l’État, ce dernier maintenant entre ses mains le contrôle des institutions religieuse, mais dorénavant, à travers une institution bouclier. Ainsi, plusieurs hauts fonctionnaires du Parti communiste restaient exonérés de certaines procédures douteuses et, d’ailleurs, on continuait à exporter l’image selon laquelle le Parti communiste n’avait pas le contrôle absolu de la société. L’institution devint un véritable organe de surveillance contrôlant le moindre mouvement des officiers du catholicisme cubain, révisant toute la littérature entrant au pays, contrôlant les comptes bancaires et l’aide financière reçue par les Églises, et bien d’autres actions.
La pleine réception. Première phase
Lorsqu’en 1986 l’Église catholique cubaine traçait les lignes directrices afin d’établir la première pastorale adaptant les enseignements du Vatican II à la réalité concrète cubaine, personne ne pouvait imaginer la magnitude des événements à venir. Au cours des cinq années qui suivent l’ENEC, les événements internationaux et nationaux favoriseront largement la mise en œuvre du plan pastoral qui commence à être pensé en 1986. Pour cette raison il nous semble prudent d’étudier l’aggiornamento au niveau de la praxis en définissant deux périodes, l’une s’étendant de 1986 jusqu’au 1991 et une deuxième, dont la durée s’étendra jusqu’à la visite du pape Jean-Paul II, en 1998. Pendant la première période, la réorganisation de l’Église se produit plutôt en partant des instructions des évêques. Il convient de remarquer qu’au cours de cette première période, les conditions pour que l’Église répande sa mission sans se heurter aux lois existantes n’existent pas encore : ce ne sera qu’à la fin de cette étape que les tensions vont se relâcher et que l’Église trouvera une ambiance plus favorable.
En 1986, avec l’intention d’éveiller la culture de dialogue dans la population générale, chez les catholiques et dans d’autres dénominations chrétiennes présentes à Cuba, l’Église créa dans les installations du Séminaire San Carlos et San Ambrosio la Chaire de culture cubaine « père Félix Varela ». Par cette institution le catholicisme mettait entre les mains du peuple un espace d’étude et de réflexion de la pensée nationale hors de la tutelle du gouvernement, le premier dans le contexte de révolution communiste. Ses objectifs spécifiques étaient : (1) offrir un espace de rencontre et de dialogue à tous les intéressés à l’histoire cubaine et (2) traduire en réalité l’intention de l’Église de créer des hommes utiles à la Patrie et à l’Église. De manière concomitante la chaire avait un autre objectif : faire connaître les vérités sur le catholicisme cubain, ses aspirations et ses désirs, sans la médiation de l’interprétation officielle. Dès le premier moment, la chaire attira l’attention de personnalités importantes de la culture et de l’intelligentsia cubaine, son premier orateur fut l’historien Manuel Moreno Fraginals, reconnu par la American historical association601, comme le plus important des historiens cubains du XXe siècle.
L’effort rénovateur de l’Église cubaine bénéficia, dans ces années-là, de l’encouragement et l’appui de figures importantes du monde catholique. En juillet 1986, la communauté catholique cubaine était visitée par Mère Teresa de Calcutta. Il s’agissait de sa deuxième visite au pays, étant donné qu’en 1980, après un bref séjour, la Bienheureuse avait encouragé la présence à Cuba des Missionnaires de la Charité, son ordre fondé en 1963. Maintenant, en 1986, elle revenait pour inaugurer l’Institut religieux des Missionnaires de la Charité. La visite de la missionnaire ne passa pas inaperçue aux yeux des autorités civiles, la Bienheureuse fut accueillie à La Havane par le président Fidel Castro, à qui elle donna une effigie de la vierge du Miracle. Au cours de la rencontre, Mère Teresa offrit ses sœurs pour s’occuper « des plus pauvres parmi les pauvres »602, au dire du Monseigneur Leo Maasburg, et pour soulager la douleur des malades et des mourants. L’acceptation de la part de Fidel Castro signifia l’accès immédiat des sœurs de la Charité aux hôpitaux comme action institutionnelle.
À vrai dire, la visite des malades, les œuvres de charité, l’attention aux pauvres et bien d’autres actions de la part de l’Église n’avaient jamais cessé, mais elles étaient réalisées sous le couvert d’initiatives personnelles, et non pas comme des actions institutionnelles. Monseigneur Leo Maasburg nous raconte que les sœurs de Charité eurent beaucoup d’obstacles pour déployer le travail missionnaire auprès des plus défavorisés. Dans la plupart de cas, les empêchements furent mis par les directeurs des centres et par d’autres autorités qui ne furent pas capables de percevoir les vents rénovateurs soufflant sur l’Église, ni le besoin, conseillé par l’expérience est-européenne, de transformer la politique concernant la question religieuse603.
Au cours de cette période se produisit la visite de l’un des pasteurs expulsés de Cuba en 1961 : il s’agit de l’évêque auxiliaire de La Havane, Monseigneur Boza Masvidal revenu à Cuba en novembre 1987, et dont le retour secoua la communauté catholique nationale. Pendant sa visite, Masvidal rejoignit certains évêques, prêtres, religieuses et laïques dans les villes de La Havane, Camagüey et Santiago de Cuba. L’agenda de l’évêque comprenait aussi des visites à des prisonniers politiques emprisonnés à la Havane. Cette visite fut suivie de celle de l’archevêque de New York, le cardinal John O’Connor, ce qui fut la première visite d’un prêtre étasunien survenue depuis 1959604. L’invitation fut faite dans le cadre des activités de commémoration du 200e anniversaire de la naissance du père Félix Varela.
Mais, sur un plan plus rapproché, quelles étaient les actions concrètes mises en œuvre par les diocèses et paroisses afin de traduire les recommandations des évêques en des actions concrètes et rendre visible l’aggiornamento du catholicisme cubain? La stratégie suivie par l’Église cubaine fut simple et complexe à la fois. Dans cette société où la hiérarchie ecclésiastique avait été diabolisée par les publicistes de l’idéologie officielle, il n’était pas judicieux d’envoyer les prêtres, avec leur uniforme particulier et très identifiable, dans les hôpitaux pour offrir l’assistance au mourant, ou visiter les familles qui, presque secrètement, visitaient les temples ou demandaient quelque service de l’Église. Nous parlons d’une époque où le fait d’entretenir une conversation avec un prêtre ou se rapprocher d’un temple, même si c’était par curiosité, pouvait entrainer des conséquences négatives sur le plan personnel ou social. Dans ces conditions, la méthode la plus convenable fut la formation des laïques. Ils seraient à l’avant-garde de la nouvelle stratégie missionnaire à grande échelle planifiée en plein accord avec l’esprit de Concile Vatican II605 et les réflexions de l’ENEC. Cette stratégie serait accompagnée d’une autre aussi ingénieuse : la création de maisons de culte dans les villes, dans les villages, quartiers, bidonvilles, enfin partout où il y avait une communauté, si petites soit-elle. C’était une façon de rapprocher l’Église de ceux qui, pour plusieurs raisons, ne s’y rapprochaient pas.
Dans Cuba où il n’y avait pas de transport pour se déplacer sur de longues distances, où les gens avaient à peine à manger ou même à se procurer des vêtements, une Cuba où le désespoir régnait, mais surtout une Cuba où le gouvernement maintenait l’interdiction de construire des nouveaux temples, la maison de culte, aussi nommée maison-culte, ou maison de mission606, donna à chaque Cubain la possibilité de recevoir le Christ dans sa propre maison. En plus, la maison-culte constituait en elle-même un terrain d’expérimentation pour ériger d’autres communautés religieuses. Le caractère plutôt informel607 de ces maisons-culte ne permet pas à l’église catholique de maintenir une information quantitative précise et actualisée, mais certains chiffres nous parlent de l’acceptation de cette stratégie. En 1995, il y avait à peu près 560 maisons-cultes répandues sur l’île où les habitants des petits quartiers célébraient la messe et apprenaient le catéchisme. Le nombre de maison de mission continua d’augmenter : en 2000 il y en avait environ 1 300, en 2014 il en existait à Cuba 2 300, dont 62 % se trouvaient dans les zones rurales608.
Pour mieux interpréter le rôle des maisons-cultes dans la nouvelle évangélisation cubaine, il faut comprendre les changements en matière d’organisation territoriale mise en œuvre au pays à partir du Premier congrès du parti tenu en 1975. La nouvelle constitution votée en 1976 disposa d’une nouvelle division politico-administrative. En 1976, en vertu de la loi 1304 le nombre de provinces civiles augmenta de six à quatorze. Par exemple, la province de Las Villas fut divisée en quatre provinces (Villa Clara, Cienfuegos, Sancti-Spiritus et Ciego de Ávila), en plus, une partie du sud de la province fut ajoutée à la province de Matanzas. Quelque chose de semblable arriva à la province de Santiago de Cuba, le territoire fut divisé en cinq provinces : Las Tunas, Holguín, Granma, Santiago de Cuba y Guantánamo.
Cela posait deux problèmes majeurs à une Église impliquée à fond dans une évangélisation. D’un côté, l’augmentation du nombre des provinces civiles s’accompagna de la création de nouvelles municipalités et de nouveaux quartiers et villages. Mais l’une des transformations les plus significatives dans ce sens fut la réorganisation de la campagne cubaine à partir du modèle soviétique des « kolkhozes ». Il s’agissait essentiellement de l’éradication totale de la propriété privée de la terre, et notons qu’il s’agit des terres des petits agriculteurs, le grand monopole avait été déjà aboli, pour faire place à la collectivisation, forcée dans la plupart des cas, de la terre. Pour ce faire, les gouvernements provinciaux regroupèrent les paysans dans de nouveaux villages créés à cet effet. La terre à cultiver, les moyens de production et la production même, tout appartenait au gouvernement. Cette expérience sociale fut connue sous le nom de Coopératives de production agricole (CPA). Au fond, la CPA avait d’autres fonctions, dépeupler les campagnes et les zones montagneuses et ainsi éviter l’organisation de noyaux guérilleros. De plus, ces villageois facilitaient la surveillance étroite de leurs habitants.
Ces nouvelles agglomérations, en tant que création du nouveau gouvernement, ne disposaient ni d’Églises ni de lieux de cultes. Elles étaient construites selon les canons d’une culture athée. Vu sous cet angle, donc, l’apparition de ces nouvelles agglomérations conditionna l’expansion de l’Église cubaine. L’apparition de ces nouveaux établissements urbains, localités rurales devenues de petites villes et même des quartiers, ajoutée à l’impulsion reçue par l’ENEC, conditionna l’expansion de l’Église, non pas par la voie de la construction de temples et de lieux de culte officiels, mais par la voie des maisons-culte.
Le 21 septembre 2015, le pape François, en visite à Cuba, lors d’une messe à la ville de Holguin dira :
Je sais au prix de quels efforts et au prix de quels sacrifices l’Église à Cuba travaille pour porter à tous, jusqu’aux endroits les plus éloignés, la parole et la présence du Christ. Elles méritent une mention spéciale, les dénommées « maisons de mission » qui, face au manque de lieux de culte et de prêtres, permettent à de nombreuses personnes d’avoir un espace de prière, d’écoute de la Parole, de catéchèse, de vie de communauté. Ce sont des petits signes de la présence de Dieu dans nos quartiers et une aide quotidienne pour rendre vivantes les paroles de l’Apôtre Paul : « Je vous exhorte à vous conduire d’une manière digne de votre vocation : ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour; ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix » (Ep 4, 1-3) 609 .
L’importance des maisons de mission peut être considérée dans d’autres dimensions du domaine ecclésiologique, que sont la dimension œcuménique et celle de l’insertion de jeunes dans la dynamique de la vie de l’Église. Dans la chaleur des années 90 surgit une pratique maintenue jusqu’à présent. Dans certains lieux publics, notamment dans les parcs publics, à la fin des programmes des maisons de mission, se rejoignaient des jeunes de différentes dénominations chrétiennes portant des guitares et d’autres instruments musicaux dans le but de louer et d’adorer Dieu, lire la Bible et parfois échanger des mots d’encouragement. Une chose importante est que ces échanges œcuméniques spontanés ne possèdent pas un caractère théologico-doctrinal, car les questions doctrinales critiques pouvant offrir une image d’affrontement à l’intérieur des dénominations chrétiennes cubaines resteraient toujours en dehors de ces échanges. D’ailleurs, on ne peut pas confondre ces échanges avec un dialogue œcuménique qui suit un plan spécifique et possède un but. Ces échanges ne sont autres que des moments où des personnes ayant vécu les mêmes expériences de marginalisation et d’exclusion sociale et même d’incompréhension familiale ou sociale, partagent leurs expériences et se rencontrent aux pieds de Celui qui a donné aux uns et aux autres le courage et la force pour traverser le long désert.
Cette nouvelle étape de rapprochement de la société et de pénétration de la culture, dans laquelle les laïcs constituaient l’avant-garde, posait de nouveaux défis et de nouveaux problèmes pour l’Église, la formation des laïcs étant l’un des plus inquiétants. À La Havane, la chaire Félix Varela existait déjà, mais au fond elle n’était pas un institut de formation proprement dit. Alors le besoin de créer une structure consacrée à la formation des laïcs fut mise en évidence. Le diocèse de Holguín eut l’honneur d’être le premier du pays à organiser une série de cours et des ateliers visant la formation des leaders laïcs. C’est à Rome, pendant l’Assemblée des évêques sur les laïcs de 1987, que l’évêque du diocèse Monseigneur Héctor Luis Lucas Peña Gómez établit les premiers contacts avec le supérieur général de la Société du Verbe Divin, pour l’établissement à Cuba de l’ordre. L’année suivante, en 1988, le père German Rodríguez arriva à la province de Holguín. Ainsi, au mois d’octobre commencent les premiers ateliers de formation des leaders de la communauté. Au cours de l’année 2000, les Verbites avaient étendu le travail de formation de laïcs à l’archidiocèse de La Havane et au diocèse de Las Tunas. En 2004, le travail de formation de laïcs s’était solidifié de telle façon que le Centro de capacitación y de promoción de San Arnoldo de Janssen, dont le but principal était de former les laïcs du diocèse de Holguín et d’ailleurs, fut créé.