Effet de la prise en charge sur les hommes proches aidants
Les interventions offertes aux hommes proches aidants
Depuis les trente dernières années, plus d’une centaine d’études d’intervention visant à contrer les effets négatifs du prendre soin ont été développées (Pinquart & Sörensen, 2006b). Les interventions diffèrent grandement en regard de leur contenu (souvent peu détaillé dans les études), leur durée, leur format (groupe, individuel), leur fréquence, leurs critères d’admissibilité ainsi qu’aux mesures d’efficacité utilisées (Carradice, Beail, & Shankland, 2003; Thompson, Spilsbury, Hall, Birks, Barnes, & Adamson, 2007). Les groupes psychoéducatifs sont ceux qui ont été les plus étudiés au cours des vingt dernières années (Chien et al., 2011; Vézina, Ducharme & Landreville, 2005). Ces interventions de groupe tablent entre autres sur l’acquisition de nouvelles compétences (p. ex., résolution de problème, gestion des comportements, stratégies de communication, modification de l’environnement) (Acton & Kang, 2001; Gallagher-Thompson & Coon, 2007) pour contrer les effets négatifs.
Comme d’autres auteurs, mon directeur de recherche Jean Vézina et Marie-Ève Fortin, doctorante en psychologie ont réalisé une méta-analyse de 16 interventions psychoéducatives administrées en groupe publiées depuis 2000, et six ont la particularité d’inclurent seulement des femmes (Au et al., 2010; Coon, Thomson, Steffen, Sorocco, & Gallagher-Thompson, 2003; Ducharme et al., 2005b; Gallagher-Thompson et al., 2003; Gallagher-Thompson, Gray, Dupart, Jimenez, & Thompson, 2008; Hosaka & Sugiyama, 2003). Ils ont remarqué que les critères d’admissibilité sont souvent non spécifiques et que plusieurs études vont tenir compte de la durée de prise en charge (généralement 6 mois) ou du nombre d’heures de soins assumés par jour (de 2 à 8 heures/jour) (Au et al., 2010; Ducharme et al., 2005b; Fisher & Laschinger, 2001; Gallagher-Thompson et al., 2003; Gallagher-Thompson et al., 2008; Hébert et al., 2003; Márquez-González et al., 2007). Seulement trois études établissent leurs critères d’admissibilité à l’aide du niveau initial de détresse ressentie par les aidants ou par la présence de troubles de comportement chez le proche (Akkerman & Ostwald, 2004; Hébert et al., 2003; Martin-Cook et al., 2003). Les groupes contrôles les plus souvent employés sont de type liste d’attente. Les mesures utilisées afin d’évaluer l’efficacité des interventions concernent plus fréquemment la dépression, l’auto-efficacité, le niveau de réactivité face aux troubles de comportement, le sentiment de fardeau et les stratégies d’adaptation (« coping »). Aussi, seulement sept études recueillent des données lors d’un suivi et celui-ci peut s’échelonner de 6 semaines (Akkerman & Ostwald, 2004) à 12 mois (Hepburn et al., 2005) après l’intervention.
Peu d’études évaluent l’implantation de leur programme alors que six auteurs indiquent appliquer une telle démarche (Akkerman & Ostwald, 2004; Au et al., 2010; Ducharme et al., 2005a; Gallagher-Thompson et al., 2003; Hébert et al., 2007; Márquez-González et al., 2007). Les méthodes qui ont été employées afin de s’assurer de l’adhérence de l’intervenant au modèle de l’intervention concernent le fait d’offrir une supervision régulière, d’employer un manuel détaillé du contenu de leur intervention, d’enregistrer chacune des rencontres, d’observer directement l’intervenant et finalement, l’utilisation par l’intervenant d’un journal de bord. De plus, l’adhérence des participants a été évaluée en comptabilisant les présences aux rencontres.
La grande majorité des programmes ont des rencontres de 120 minutes, mais leur durée ne dépasse pas 10 séances à l’exception des études réalisées par Au et al. (2010), Gallagher-Thompson et al. (2008) ainsi que d’Hébert et al. (2003). La taille des groupes varie entre 4 à 8 participants. Les modèles cognitivo-comportementaux ainsi que le modèle du stress et du coping sont les plus prisés même si certaines études n’ont aucun appui théorique apparent (Hosaka & Sugiyama, 2003; Lewis et al., 2009; Martin-Cook et al., 2003; Ulstein, Sandvik, Wyller, & Engedal, 2007). Seulement deux interventions (Coon et al., 2003; Gallagher-Thompson et al., 2003) incluent dans leur protocole des rencontres visant le maintien des apprentissages (rencontres de suivi) et le taux d’abandon gravite en moyenne autour de 15 %.
En général, la taille de l’effet varie de faible à modérée, et est conforme à ce qui est retrouvé dans les autres méta-analyses (Acton & Kang, 2001; Brodaty, Green, & Koshera, 2003; Pinquart & Sörensen, 2006b; Schoenmakers et al., 2010b) alors que la taille d’effet varie de nulle à 0,20 pour le fardeau subjectif et entre 0,03 à 0,36 pour la dépression. La majorité de ces études récentes font ressortir au moins un résultat significatif comme une diminution des symptômes dépressifs (Gallagher-Thompson et al., 2001, 2003, 2008; Hepburn et al., 2001; Hosaka & Sugiyama, 2003; Lewis et al., 2009; Márquez-González et al., 2007), du fardeau subjectif (Ducharme et al., 2005; Hepburn et al., 2001; Lewis et al., 2009), et de leur réaction face aux problèmes de comportements (Gallagher-Thompson et al., 2008; Hébert et al., 2003; Hepburn et al., 2001; Márquez-González et al., 2007), une amélioration de l’efficacité personnelle (Au et al., 2010; Coon et al., 2003; Ducharme et al., 2005; Fisher & Laschinger, 2001), une augmentation dans l’utilisation de stratégies d’adaptation (Au et al., 2010; Coon et al., 2003; Gallagher-Thompson et al. 2003). Toutefois, seulement 3 études parviennent à maintenir l’ensemble des résultats positifs obtenus en post-test (Akkerman & Ostwald, 2004; Hébert et al., 2007; Lewis et al., 2009).
Lacunes méthodologiques et conceptuelles des études
Malgré le fait que les études récentes sont méthodologiquement plus robustes que les premières tentatives, force est de constater que d’importantes faiblesses demeurent. Tout d’abord, les chercheurs ont tendance à ouvrir leurs études à l’ensemble des aidants ce qui donne des échantillons trop hétérogènes et non représentatifs de la réalité des hommes proches aidants (Geiger et al., 2015; Schoenmakers et al., 2010b; Zarit & Femia, 2008). Une attention particulière devrait aussi être plus souvent accordée à la présence de troubles de comportement chez le proche et surtout à la signification de ces comportements pour l’aidant (Sörensen & Conwell, 2011; Vézina et al., 2005). Les proches aidants n’ont pas tous un niveau de détresse minimal en raison des critères d’admissibilité très larges (Zarit & Femia, 2008). Un seuil minimal de fardeau, de détresse ou de symptômes dépressifs devrait faire partie des critères d’admissibilité puisqu’en recrutant seulement sur la base du statut de proches aidants, il est possible que les effets de l’intervention soient masqués (Tanner et al., 2015). De plus, plusieurs interventions ne sont pas encore basées sur des modèles théoriques qui pourtant permettent d’augmenter l’efficacité des programmes d’intervention (Chien et al., 2011). Une autre lacune est la durée trop courte des programmes. La brièveté de ces interventions fait en sorte que leur contenu est souvent chargé et que les aidants ne disposent pas d’assez de temps pour intégrer ce qui leur a été enseigné (Chien et al., 2011; Vézina et al., 2005). Dans leur méta-analyse, Chien et al. (2011) font la démonstration que la taille des effets des programmes de plus de 8 rencontres et de plus de 16 heures d’interventions est d’au moins 6 fois plus grande que les interventions plus brèves. La taille des groupes s’avère également une variable importante à considérer. Il a été démontré que des groupes de six à dix participants permettaient d’obtenir des effets plus élevés et plus proéminents puisque les participants peuvent mieux communiquer et interagir entre eux contrairement au groupe plus large où les participants ont peu de temps. De plus, les groupes plus larges font en sorte que les participants sont moins satisfaits et qu’il est plus difficile d’atteindre un consensus (Chien et al., 2011).
Ce point souligne aussi l’importance de sélectionner des instruments qui sont sensibles aux changements. Bien que l’on ignore encore la raison, le fardeau subjectif tel que mesuré par l’Inventaire du fardeau (Zarit, Orr, Zarit, 1985) est insensible aux changements (Chien et al., 2011; Schoenmakers et al., 2010b). De plus, les interventions peuvent paraitre inefficaces en raison d’une inadéquation entre leur contenu et les variables dépendantes mesurées (Jensen, Agbata, Canavan, & McCarthy, 2015; Williamson et al., 2012; Zarit & Femia, 2008).
Finalement, une lacune importante est que les chercheurs évaluent peu souvent l’implantation de leurs interventions et l’adhérence des participants au traitement (Burgio et al., 2001; Gitlin, Jacobs, & Earland, 2010; Selwood, Johnston, Katona, Lyketsos, & Livingston, 2007). Pourtant, s’assurer que l’intervention est mise en œuvre telle qu’elle doit l’être permet de juger adéquatement de son efficacité (Boersma, van Weert, Lakerveld, & Dröes, 2015). De même, documenter le niveau d’implication des aidants lors de l’intervention s’avère important. Il a été démontré qu’amener l’aidant à jouer un rôle actif (p. ex., jeux de rôle, devoirs, application des connaissances, solliciter la participation) semble être un élément clé associé au succès d’une intervention (Belle et al., 2003; Kuske, Hanns, Luck, Angermeyer, Behrens, & Riedel-Heller, 2007; Pinquart & Sörensen, 2006b). D’ailleurs, la recension des écrits effectuée par Boersma et al. (2015) dévoile que l’utilisation de méthodes variées d’enseignement dans laquelle un proche aidant peut pratiquer un nouveau comportement permet habituellement d’obtenir des résultats positifs.
Intervention basée sur la régulation des émotions
À partir de ces constats, Fortin et Vézina (2012) ont élaboré un programme pilote de groupe, financé par les IRSC, destiné aux proches aidantes d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer (Fortin & Vézina, 2012; Fortin & Vézina, en préparation), en ciblant un stresseur primaire central — les troubles du comportement —, en considérant certains facteurs de protection et ceux associés à l’efficacité d’une intervention. Le fondement conceptuel dérive des études qui ont souligné l’importance d’amener les proches aidants à élaborer une vision positive de leur rôle, à interpréter adéquatement les modifications comportementales de leur proche et à employer des stratégies adaptatives. Ils avaient émis l’hypothèse générale que l’enseignement de stratégies de la régulation cognitive des émotions, qui influencent le sens donné à une situation, pourrait donc avoir des effets positifs pour les aidants. Très peu de programmes se sont intéressés à transférer à l’intervention ces stratégies d’adaptation et à étudier leur efficacité. Il semblait donc pertinent de développer et d’évaluer une intervention qui permet aux aidants d’acquérir des stratégies pour mieux gérer leurs émotions difficiles et les amène à réagir de façon moins alarmiste devant les comportements perturbateurs de leur proche.
Fondements théoriques d’une approche cognitive émotionnelle
La conceptualisation de l’intervention est inspirée du modèle transactionnel du stress et du coping de Lazarus et Folkman (1984) qui accorde une importance particulière à la dimension subjective entourant la question du stress. Ainsi, ce ne sont pas tant les caractéristiques objectives de la situation telles que les tâches quotidiennes, la sévérité de la maladie ou la présence des troubles comportementaux qui sont associés aux effets négatifs, mais plutôt la perception qu’entretient l’aidant face à la situation. Ceci expliquerait pourquoi des aidants confrontés à des stresseurs similaires n’ont pas la même réaction émotionnelle (Zarit, Femia, Kim, & Whitlatch, 2010). Les croyances des aidants à l’égard des troubles de comportement (Tarrier et al., 2002; Williamson et al., 2005), leur capacité à voir des aspects gratifiants (Cohen et al., 2002) et à donner un sens au rôle d’aidant (Quinn et al., 2010) sont des variables qui influencent l’impact. L’évaluation cognitive (cognitive appraisal) joue donc un rôle clé dans la manière dont sera vécue l’expérience de soin (Sörensen & Conwell, 2011).
De plus, selon le modèle, les stratégies adaptatives mises en œuvre dans le but de maîtriser un évènement stressant permettraient d’en moduler les effets négatifs et les conséquences du prendre soin (Lazarus & Folkman, 1984). Au plan théorique, l’efficacité de ces stratégies varierait par contre en fonction du contexte. Ainsi, devant une situation sur laquelle l’individu a peu de contrôle, comme dans le cas des aidants, la stratégie adaptative centrée sur la régulation des émotions (emotion-focused coping) devrait être privilégiée. Cette prémisse trouve d’ailleurs appui dans une étude d’intervention antérieurement menée indiquant que la régulation émotionnelle est jugée par les aidants comme la stratégie la plus utile du programme d’intervention de groupe psychoéducatif (Lavoie et al., 2005). De plus, les aidants utilisant la stratégie d’adaptation centrée sur la régulation des émotions présenteraient moins d’anxiété un an plus tard contrairement à ceux utilisant la stratégie d’adaptation centrée sur la résolution de problème (Cooper et al., 2008). À l’instar d’autres chercheurs (Coon & Evans, 2009; Gignac & Gottlieb, 1997; O’Rourke & Cappeliez, 2002), nous sommes d’avis que les aidants de personnes atteintes de démence sont confrontés plus souvent à des situations non, ou très difficilement, modifiables. Le caractère dégénératif de la maladie, l’absence de traitement curatif, la survenue imprévisible des troubles de comportement de leur proche et l’évolution idiosyncrasique des personnes atteintes sont des exemples de situations sur lesquelles les aidants ont peu de contrôle. De plus, comme l’accompagnement d’un proche atteint de démence se prolonge sur plusieurs années et qu’ils sont amenés à vivre de nombreuses pertes (Adams, 2006; Frank, 2008; Meuser & Marwit, 2001; Noyes et al., 2010), la capacité à réguler leurs émotions est sans aucun doute grandement sollicitée. Plusieurs auteurs ont souligné l’importance que revêt la régulation des émotions pour les aidants et leur besoin à mieux les gérer (Cooper et al., 2008; Gallagher-Thompson & Devrie, 1994; Gignac & Gottlieb, 1997; Nichols, Martindale-Adams, Greene, Burns, Graney, & Lummus, 2009; Nolan, Ingram, & Watson, 2002; Turner & Street, 1999). Intervenir en mettant davantage l’accent sur les stratégies de la régulation des émotions représente ainsi une voie thérapeutique prometteuse et davantage adaptée à leur réalité.
Les stratégies de la régulation des émotions regroupent plusieurs stratégies, notamment l’humour, l’évitement, l’acceptation, la distraction, la relaxation et la modification de pensées. Les différentes recherches menées dans ce domaine ont permis d’identifier des stratégies de régulation émotionnelle adaptatives alors que d’autres le seraient moins (Del-Pino-Casado et al., 2011). Par exemple, l’évitement et la rumination seraient positivement associés à un moindre bien-être et à la psychopathologie alors que la réévaluation serait inversement associée à ceux-ci (Aldao, Nolen-Hoeksema, & Scweizer, 2010; Garnefski, Kraaij, & Spinhoven, 2001; John & Gross, 2004).
Comme proposé par le modèle du stress et du coping, l’intervention de régulation cognitive des émotions vise à diminuer les conséquences négatives découlant de la prise en charge en travaillant la perception que les aidants ont de leur situation et des différents stresseurs auxquels ils sont confrontés grâce à l’utilisation des stratégies adaptées de la régulation des émotions. Depuis les dix dernières années, des approches thérapeutiques qui accordent une plus grande place aux processus émotionnels ont vu le jour. Cet intérêt grandissant à l’égard des émotions et leur valeur adaptative fait partie d’un courant en émergence appelé les thérapies de la « troisième vague » (Hayes, Follette, & Linehan, 2004; Philippot, 2007). Ces approches valorisent, entre autres, la reconnaissance et l’acceptation des émotions vécues. Ainsi, la présente intervention d’inspiration « cognitivo-émotionnelle » s’inscrit dans ce mouvement de troisième vague.
Il serait possible de penser que notre intervention ait moins d’effet pour les hommes surtout au niveau de la rumination puisqu’ils sont moins susceptibles d’utiliser cette stratégie inadaptée (Tamres, Janicki, & Helgeson, 2002), mais elle pourrait permettre d’augmenter chez eux l’application de stratégies favorisant la modification de pensées (p. ex. : centration positive). Cependant, rien n’indique que les hommes ne pourraient pas profiter d’une intervention adressant les difficultés qu’ils peuvent vivre sur le plan émotionnel. En faveur de notre approche, les hommes n’ont pas seulement besoin d’être accompagnés sur le côté pratique (résolution de problème ou instrumental), mais également sur les aspects émotionnels puisqu’ils vivent des difficultés de cet ordre (Couture, 2010;
Ducharme et al., 2007). De plus, la perception que les hommes aidants ont de leur situation joue également un rôle dans leur niveau de détresse vécue (Lévesque, Ducharme, Zarit, Lachance, & Giroux, 2008).