Les nouveaux modes de qualification : la compétence
La notion de compétence se définit comme l’activation de savoir, savoir-faire et savoir-être dans une situation de travail. Elle fait référence au potentiel particulier des travailleurs et à leur capacité à répondre à une situation donnée. La qualification par compétence, suppose qu’il n’est pas nécessaire de spécifier comment doit être fait le travail. Au contraire, il est préférable de se concentrer sur la finalité de l’activité et sur l’atteinte d’objectifs quantifiables et objectivables. Ce mode d’évaluation de la qualification suppose que la capacité à atteindre les objectifs serait la conséquence directe d’une mobilisation efficace des compétences. L’importance accrue accordée à la compétence est un indicateur de la modification des systèmes productifs. (Mercure, 2011; Guérin, 2006).
La « gestion des compétences » s’inscrit aussi dans une redéfinition des rapports au travail. Elle se caractérise dans certains cas, par une individualisation des relations de travail. (Erbès-Seguin, 2010 ; Dugué, 1994) Pour Erbès-Seguin, la dynamique d’individualisation du rapport au travail anciennement caractéristique des emplois de cadre et de cadre supérieur s’est généralisée pour toucher à l’ensemble des postes de l’entreprise (Erbès-Seguin, 2010, p. 75). Toujours dans le registre de l’individualisation du rapport au travail, Stroobants propose qu’au-delà de son rôle définiteur des nouvelles formes de qualification, la notion de compétence s’inscrit dans la dynamique d’individualisation des rapports de travail, car « la notion de compétence s’épanouit dans le registre de l’aptitude personnelle. » (Stroobants, 1993. P.14) Dans le même ordre d’idée, Brangier et Tarquinio soulignent que « l’approche par les compétences appréhende l’insertion professionnelle comme une issue individuelle où l’homme est vu comme le protagoniste central de sa propre carrière ». (Brangier et Tarquinio, 1997, p. 2) Cette individualisation, due à l’utilisation de la compétence, est aussi un facteur de transformation et de modification du rapport salarial. Sur ce point, elle est associée dans plusieurs cas à la flexibilité salariale qui intensifie l’association entre rendement personnel et salaire.
Les pratiques associées à la flexibilité salariale participent à la désagrégation des négociations collectives des revenus. Comme le souligne Mercure: « les salaires sont davantage sensibles simultanément à l’intensité de l’activité de production et à l’état de l’offre et de la demande sur le marché du travail. » (Mercure, 2002, p. 12). La généralisation de ces pratiques ne peut se faire que dans un contexte de révision en profondeur, à la fois de l’ethos du travail, mais aussi d’une individualisation croissante. En ce sens, elle est un facteur de désolidarisation des travailleurs et un élément qui s’oppose à la politisation du rapport salarial, en tant qu’action collective. En individualisant le rapport de force, elle le supprime. Conséquemment, elle est directement associée à un assouplissement des réglementations concernant le salaire minimum, la parité salariale, l’indexation des salaires et la réduction 22 des coûts non salariaux. (Mercure, 2002) Bien qu’elle puise être avantageuse pour bon nombre de travailleurs qualifiés, qui y voit une juste rémunération en fonction de leur effort, elle est dans certains cas, pour les travailleurs non qualifiés, une entrave à l’obtention de conditions de travail respectables. Ce processus de dualisation va de pair avec le phénomène du « travailleur précaire » (Paugam, 2001), dû entre autres, à l’augmentation des emplois à temps partiel et aux pratiques de flexibilité numérique, qui consiste en une « adaptation du volume de la main-d’œuvre aux fluctuations du marché. » (Mercure, 2002, p. 11) Cette redéfinition des termes de l’emploi et des pratiques lui étant associées est accompagnée d’autres phénomènes annexes, tels que le remplacement de la sécurité d’emploi par les notions de « parcours professionnel » et d’employabilité. Ces deux notions réfèrent en réalité à l’incertitude, à l’autonomie et à la responsabilité individuelle de mettre à jour son répertoire de compétence afin de conserver une productivité susceptible de se transformer en emploi et en prestation salariale.
Pour Laval, Vergne, Clément et Dreux (2012) le thème de la compétence est central dans la recomposition du rapport salarial notamment pour le Medef, l’équivalent français du Conseil du Patronat du Québec. Pour ces derniers la logique reposerait sur trois points :
1) élargir bien au-delà des connaissances acquises dans les institutions scolaires la base de l’évaluation de la valeur réelle du salarié. Au savoir stricto sensu, l’évaluation de la force de travail doit ajouter le « savoir-faire » et le « savoir-être ».
2) demander au salarié une implication subjective et une mobilisation personnelle au-delà des règles du métier et des prescriptions explicites liées à la tâche pour lui faire intérioriser l’obligation de résultat.
3) faire porter sur le salarié lui-même la responsabilité de l’entretien de son employabilité par la remise constante au niveau de son « portefeuille de compétences ». (Laval, Vergne, Clément et Dreux, 2012. p.91-92)
Pour Zarrifian (2004) la « gestion des compétences » met de l’avant un modèle du « travailleur entrepreneur », dont la responsabilité première est le développement constant de son employabilité, par le biais d’une mobilisation de ses compétences et leur valorisation sous la forme valeur. Ce modèle de gestion peut être associé à la mouvance néolibérale, dans la mesure où il s’accompagne d’une individualisation des prestations salariales en fonction d’une évaluation de la capacité des travailleurs-euses à produire de la valeur marchande, en d’autres mots, à générer du capital pour l’entreprise. Toujours selon Zarifian : « l’entreprise néo-libérale considère que tout salarié, ou toute personne qui passerait contrat avec une entreprise, doit être considérée comme un micro-entrepreneur ». (Zarifian P. , 2004, p. 71)
Les compétences transversales
Les compétences « transversales » possèdent des caractéristiques relativement similaires aux compétences. Tout comme leurs noms l’indiquent, elles sont du latin transverse, qui signifie littéralement, à travers. Il s’agit, d’un ensemble de compétences, recoupant plusieurs domaines et disciplines. De manière simplifiée, elles sont le penchant décontextualisé de la compétence disciplinaire. Pour le ministère de l’Éducation :
Ces compétences sont dites transversales en raison de leur caractère générique et du fait qu’elles se déploient à travers les divers domaines d’apprentissage. Elles ont, par définition, une portée plus large que les compétences disciplinaires puisqu’elles débordent les frontières de chacune des disciplines. Elles s’activent dans les disciplines autant que dans les domaines généraux de formation, mais elles les transcendent tous deux dans la mesure où elles résultent de la convergence, de l’intégration et de la synthèse de l’ensemble des acquis au fil des jours. En ce sens, elles constituent des outils d’une très grande importance pour qui doit vivre dans une société où les situations et les interactions sont complexes, difficilement prévisible et en évolution constante. (Ministère de l’Éducation, 2001, p. 7)
Comme le propose Perrenoud: « les compétences transversales sont des compétences générales applicables à toute forme de situation de la vie tout en ayant un niveau d’abstraction suffisant pour les déraciner et décontextualisé des situations. » (Perrenoud, 1997, p. 45) Ces dernières soulèvent des interrogations sur le degré de professionnalisation qu’elles intègrent dans la formation générale. Pour plusieurs chercheurs (Bernier 2011, Boutin et Julien 2000, Del Rey 2013, Laval 2004, Laval, Vergne, et al. 2012, Le Goff 2003, Tanguy 1994, Perrenoud 1997, Périlleux 2005, Rey 1996, Ropé et Tanguy 1994, Van Zanten 2000), elles renvoient directement aux demandes de l’économie néolibérale et au nouvel ethos du travail, requis par le nouveau management.
Pour Rey (1996), les compétences transversales trouvent leur origine dans le monde du travail. Selon ses analyses, l’utilisation des compétences transversales est corrélative aux demandes d’adaptabilité et de transférabilité des savoirs, savoir-faire et savoir-être. La reconfiguration du travail, en haussant le degré d’incertitude relié à l’emploi, exige un développement de ces compétences, dont la capacité générative transcende les disciplines et les techniques spécifiques.
Les nouvelles formes de travail industriel et la nécessité pour beaucoup de changer plusieurs fois de métiers en cours de vie et s’adapter à des situations inattendues exigent des potentialités qui débordent largement les compétences que donnent les formations spécifiques ou les disciplines scolaires. En outre, la réussite dans les disciplines scolaires paraît conditionnée par des compétences qu’elles ne sont pas toujours en mesure de transmettre et qui ne leur sont pas toujours spécifiques. (Rey, 1996, p. 57)
Les compétences transversales servent en quelque sorte de « police d’assurance », en permettant une transférabilité des acquis scolaires d’un emploi à l’autre. Elles ont également pour fonction de garantir l’employabilité, en facilitant l’accès à un emploi, tout en favorisant son maintien par un renouvellement continu des aptitudes. En conséquence, ces compétences sont un gage d’adaptabilité face à un monde du travail de plus en plus marqué par l’incertitude et par la complexification des processus productifs. Pour Rey, le développement des compétences transversales s’explique par la convergence de trois facteurs: la plus grande mobilité de l’emploi, l’évolution des dispositifs techniques et l’augmentation du chômage. (Rey, 1996 p.49)
Cette thèse, d’un rapprochement entre la professionnalisation des parcours scolaires et le développement des compétences transversales dès l’école primaire, est aussi proposée par Laval, Vergne, Clément et Dreux, pour qui « le développement des compétences transversales prépare, anticipe et rejoint la professionnalisation-travail qui vise à développer la flexibilité des travailleurs et le recyclage permanent de leur capacité productive. » (Laval, Vergne, Clément, et Dreux, 2012, p. 95) Selon ces derniers, l’intégration de référentiel de compétences transversales dans les curriculums scolaires découle de la volonté de prédisposer les élèves aux nouvelles réalités du travail. Ce type de référentiel a pour fonction de développer un ethos ou un habitus scolaire conforme aux nouvelles exigences de la flexibilité et de l’employabilité. Dans leur ouvrage, la nouvelle école capitaliste, Laval, Vergne, Clément et Dreux proposent de retracer le processus par lequel l’école s’est progressivement soumise aux impératifs de l’économie capitaliste par le biais du régime néolibéral de la connaissance, appelée communément, « économie du savoir ». Ils exposent le processus de subordination du système scolaire, qui « se plie de l’intérieur à la norme sociale du capitalisme en faisant de l’employabilité le principe et l’objectif de la normalisation de l’école, de son organisation et de sa pédagogie. » (Laval, Vergne, Clément et Dreux, 2012) Cette thèse, est partagée par Bouteiller et Gilbert, pour qui la majorité des référentiels nord-américains reposent principalement sur des compétences de type génériques ou transversales, correspondant le plus souvent à des compétences de gestion ou « soft skills ». Pour ces derniers, les référentiels sont très proches des valeurs managériales que les entreprises cherchent à privilégier. (Bouteiller et Gilbert, 2005).