LE STATUT ONTOLOGIQUE DE L’EMBRYON CHEZ FRANCIS KAPLAN

LE STATUT ONTOLOGIQUE DE L’EMBRYON CHEZ FRANCIS KAPLAN

De l’animation à la notion d’« être humain potentiel »

La question du statut de l’embryon n’est pas contemporaine aux avancées des nouvelles techniques d’intervention sur le développement prénatal et la procréation. Le questionnement sur ce qui fonde l’identité de l’être humain a traversé l’histoire. Déjà Aristote distinguait, dans le développement embryonnaire trois formes de vie, allant de la plus élémentaire à la plus achevée. Il s’agit de la végétative, de l’animale ou sensitive et de l’humaine ou spirituelle qu’il nomme aussi intellective. A ces formes de vie, correspond une succession d’âmes : l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme intellective. Pour lui, l’embryon humain passe par les deux premières formes avant d’accéder à la troisième. L’embryon humain, par différenciation d’avec l’embryon animal qui est déterminé, poursuit un développement qui lui est propre. Il y a quelque chose que l’embryon humain partage avec les embryons des autres espèces certes mais cela ne lui ôte en rien sa particularité. Aristote fait percevoir d’une part, la potentialité spécifique dont l’embryon humain est pourvue dès son origine et d’autre part, l’acquisition différée par l’embryon de sa représentativité de l’espèce humaine avec les particularités qui la caractérisent. Cette spécificité de l’espèce humaine se matérialise dans l’âme intellective qui survient au quarantième jour. Aristote, luimême, expliquait que l’expulsion du contenu utérin dans l’avortement à partir du quarantième jour manifestait un embryon bien identifiable12. C’est donc qu’il y a, à ce stade, une forme humaine bien visible. Il n’est pas étonnant que l’embryologie aristotélicienne ait donné lieu à de nombreuses interprétations qui soient plus ou moins divergentes sur le plan philosophique et théologique. Ainsi, dans le débat sur l’animation qui a occupé les pères de l’Eglise, les positions ont toujours été prises par rapport à l’embryologie aristotélicienne. Le travail d’Aristote qui se situait sur un plan purement biologique inspirera un autre travail sur le plan théologique. Le débat théologique des pères de l’Eglise portait sur la manière dont Dieu insuffle l’âme spirituelle dans l’être humain, mais surtout sur le moment où le corps vivant est déjà constitutif d’une personne parce qu’ayant une âme. Pour certains comme Tertullien, Grégoire de Nysse et Maxime, l’animation est immédiate. Ils soutiennent que Dieu introduit l’âme dans le corps dès le moment de la fécondation et par conséquent, l’embryon est alors immédiatement une personne. Le statut de personne survient alors avec l’acte générateur.En plus de ce qui vient d’être dit, les pères d’Orient, tel Grégoire de Nysse, ont jugé la thèse de 12ARISTOTE, l’histoire des animaux, Tome I, livre VII, 583b, Traduction de J. Barthélémy Saint-Hilaire, Paris : librairie Hachette et Cie,1888. 13 l’animation tardive comme contraire à l’enseignement biblique et au réalisme de l’Incarnation. Pour eux, dès le premier moment de la vie, Dieu place dans le corps l’âme qu’il crée et qu’il crée à sa ressemblance. Assurément, l’homme est un composé de corps et d’âme; ni l’âme ni le corps n’ont d’existence indépendante: ils viennent à l’existence en même temps, au moment de la conception, et n’existent qu’en fonction de la personne humaine qu’ils constituent. C’est là un argument en faveur de l’animation dès la conception biologique sur laquelle s’appuie, nous le verrons, la doctrine actuelle de l’Eglise. Grégoire de Nysse affirme: « on ne doit pas placer la création de l’un de ses composants avant celle de l’autre : ni la création de l’âme avant celle du corps, ni l’inverse ; car alors l’homme serait mis en conflit avec lui-même si on le divisait par une distinction temporelle ».13 Contrairement à l’animation immédiate, l’animation médiate constituait la tendance la plus couramment exprimée. C’est celle de Saint Thomas D’AQUIN, qui n’est qu’une sorte de validation des thèses d’Aristote. En quoi consiste t-elle ? Au cours de la grossesse, l’embryon passe par plusieurs phases de développement qui correspondent aux trois âmes évoquées plus haut. Elles évoluent de manière successive ; les deux premières étant transitoires. Chacune des âmes se présente comme un tout autonome. L’âme sensitive comprend non seulement les fonctions sensitives mais aussi celle de la première, l’âme végétative. L’âme intellective, quant à elle, comprend les étapes inférieures sensitive et végétative. Nous ne sommes pas en présence de trois âmes complètement différentes qui se succèdent de manière indépendante mais nous avons un processus de formation de l’âme intellective, un développement continu d’une forme qui se perfectionne graduellement. L’âme végétative est fournie par le terreau maternel, celle sensitive est produite par la semence du père tandis que l’âme intellective est transmise par Dieu. Cette dernière nécessite un corps bien formé pour la recevoir dignement. Pour que l’âme divine puisse être infusée, il faut que le corps de l’embryon ait reçu sa forme. Or ce degré de formation capable de recevoir l’âme n’est effective qu’au 40ème jour chez le garçon et au 80ème jour chez la fille. Pour l’Aquinate, « Comme on le dit, la vie est dans tous les vivants par l’âme végétative.

L’embryon n’est ni un être vivant ni un être vivant humain

Pour Kaplan, ce qui fait l’humanité d’un être vivant c’est le langage et la conscience. Le langage représentatif permet à l’individu d’intégrer la société et de forger sa sociabilité. Il lui donne la possibilité de participer aux relations interpersonnelles, à l’universel. Vu sous cet angle, l’embryon n’est pas encore un être humain. Il faudra attendre le stade d’enfant. Ce dernier apprend, au contact des adultes et de ses semblables et même sans qu’on ait toujours besoin de lui apprendre. Il se borne à écouter, à observer et ainsi il actualise progressivement ses virtualités et constitue son vocabulaire. Qu’en est-il de la conscience ? Il s’agit plus précisément de la conscience effective. Il faut d’ores et déjà opérer une nette distinction entre cette conscience effective qui est celle de l’homme adulte avec la conscience animale qui habite l’enfant. Si l’enfant est doué d’une conscience, celle-ci demeure encore à l’état primaire, c’est-à-dire non encore effective et active. L’enfant ne peut pas se poser en sujet. Or, la conscience effective est celle qui permet à son porteur de s’individuer par la pensée. Le sujet se différencie alors de tout objet en tant qu’il est un sujet capable de se hisser au dessus de la nature et de sa propre nature pour la penser. Au regard de la définition de la notion de personne que nous donnions un peu plus haut, nous avons vu qu’elle est une substance de nature rationnelle. Il s’agit d’une unité de substance biologique manifestée dans l’individu. Cette substance est d’abord et avant tout une singularité spécifique. Aussi faut-il noter que la personne est plus que cette individuation biologique. Elle comporte une force interne, un type de vie, qui est celle de son esprit qui parachève l’unité en germe dans la substance prénommée et première. Saint Thomas d’Aquin de dire : « le particulier et l’individu se rencontrent sous un mode encore plus spécial et parfait dans les substances raisonnables, qui ont la maîtrise de leurs actes »30 . Ainsi, voyons-nous que le logos est ce qui caractérise l’humain dans son essence. S’il est possible à l’animal et à la plante de s’individuer chacun dans son être biologique, il revient à l’homme, et à lui seul, la capacité de s’individuer par la pensée c’est-à-dire par l’exercice de sa rationalité. Il faut voir le logos ici non pas dans ce qu’il a d’universel et d’impersonnel mais comme cette faculté d’autodétermination de la liberté de soi et d’être responsable de ses actes. Sous ce rapport, l’individu est dans un effort personnel et continu d’autonomisation. Par 30Saint Thomas d’AQUIN, Somme théologique, éd. du Cerf, Paris, 1984, t.1, 367. 25 sa nature rationnelle, la personne participe à l’élaboration de sa propre causalité. Et, c’est cette autonomie à visage métaphysique qui fonde l’autonomie morale dont parle Kant. S’il en est ainsi, l’embryon est loin d’être une personne. Jérôme Revy et Jean-Patrice Arduin s’interrogent à ce sujet : « Pouvons-nous faire l’expérience de sa capacité à s’autodéterminer selon un projet pensé ? En l’état actuel de nos connaissances sur le zygote, il est encore impossible d’en démontrer le caractère personnel. En effet, si l’on peut parler d’une autonomie, on doit convenir que cette autonomie reste à l’image de tout être vivant qui suit son développement biologique selon le programme interne de son organisation génétique. Il ne s’agit donc pas de l’autonomie strictement personnelle qui se manifeste par la conscience de sa liberté. Il ne semble pas que le zygote pose des choix et, dépourvu qu’il est de tout système nerveux propre à fonder la moindre perception, toute pensée, toute représentation mentale lui semble bien refusée »31 . Il nous paraît pour le moment difficile d’y voir une personne à part entière, du moins au vu de la définition de la personne telle que nous l’avons retenue. Il ne parvient pas à manifester dans les phénomènes ce qui peut faire d’une substance individuelle une personne en acte. A ce niveau, Kaplan suggère d’envisager une autre alternative. Si on refuse à l’embryon d’être une personne avec la définition de la personne par la conscience, on pourrait, peut-être, tenter de la définir par ses caractéristiques biologiques. L’embryon a un ADN qui l’inclut dans l’espèce humaine. Cependant, être de l’espèce humaine fait-il automatiquement de lui une personne ? Pour les défenseurs de la vie, la réponse est affirmative. Ils arguent que l’embryon dispose, dès sa conception, d’un programme génétique particulier qui porte déjà les caractères du futur être humain. C’est dire que ce dernier a d’ores et déjà les caractères psychiques et moraux y compris l’âme. C’est d’ailleurs ce qu’atteste la Commission épiscopale française de la famille32 quand elle dit que dans l’embryon, la vie psychique et morale n’y est pas effective, mais elle existe déjà en puissance dans les formations cellulaires à partir desquelles se développera le système nerveux qui en est la conséquence matérielle. Or si l’âme appartient à ce programme, cela sous-entend qu’elle existe dès la conception et qu’elle ne fait pas l’objet d’une création ultérieure de la part de Dieu. Elle serait alors une conséquence naturelle et nécessaire du processus de développement embryonnaire.

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Entre non-être et être : le concept d’ « être suffisamment »

L’embryon, nous l’avons dit, n’est pas un être vivant, il est partie de l’être vivant qu’est sa mère. De même, il est un être vivant potentiel à la condition du vouloir et de l’amour prospectif de sa mère. Si celle-ci accepte de lui assurer son développement, il deviendra un être vivant à la naissance. C’est la même entité qui, à un moment de son processus de développement, est un être vivant et à un autre moment antérieur ne l’était pas. Quelle serait alors la ligne de démarcation entre le non-être et l’être ? On pourrait d’emblée, comme d’ailleurs plus d’un, dire qu’à six mois l’embryon est un être vivant. Cependant, on constate qu’à ce stade, l’embryon n’est pas viable. Et que, même en cas d’accouchement prématuré, on est dans l’obligation de poursuivre de manière artificielle, c’est-à-dire dans une couveuse (à 36,8°C), le processus de maturation. Il y a une substitution de l’utérus maternel par la couveuse. En effet, « il est nécessaire de lui fournir la chaleur, à la différence du nouveau-né né à terme. Sa fonction vitale de régulation thermique ne fonctionne pas suffisamment : il n’a pas de couche graisseuse sous la peau ; sa peau est incapable de s’opposer à l’évaporation ; il ne reçoit pas un apportcalorique suffisant. (…) Il faut, d’autre part, le nourrir par voie veineuse au moins pendant un certain temps, par un cathéter qui remplace la veine ombilicale qui circule à travers le cordon ombilical. Il a besoin, en général, et suivant le degré de prématuré, d’une aide respiratoire par apport d’oxygène et de surfactant »53 . Après le sixième mois, on peut penser déjà à la naissance, puisque celle-ci peut advenir déjà sans risque au septième mois. Ainsi, dès le moment où on sépare le nouveau-né de sa mère, en coupant le cordon ombilical, on est en présence de deux êtres vivants distincts. A ce niveau surgit le problème de la logique classique, ainsi que l’affirme Kaplan. L’argument qui affirme que l’embryon est un être vivant en vertu de la continuité de l’être peut être pensé inversement, en terme logique, et conduire à l’idée que le nouveau-né n’est pas un être vivant. En quoi consiste-t-il ? Premièrement, on poserait que le nouveau-né est, immédiatement après qu’on ait coupé le cordon ombilical, un être vivant. S’il en est ainsi, le fœtus, immédiatement avant qu’on ait coupé le cordon ombilical est aussi un être vivant puisqu’il ne lui est pas différent essentiellement. Ce dernier n’est pas non plus essentiellement différent de celui de l’avant- 53 F. KAPLAN,L’embryon est-il un être vivant ?, O cit., 85-86. 41 veille et il est donc, lui aussi, un être vivant. En régressant, nous irions jusqu’à l’œuf fécondé et nous en déduirions qu’il est un être vivant. Deuxièmement et inversement, nous poserions que l’embryon à l’heure de la conception n’est pas un être vivant, qu’il n’est pas essentiellement différent de l’embryon du lendemain et que, par conséquent, celui-ci n’est pas un être vivant. En progressant d’un jour au lendemain, nous verrions qu’il n’y a pas de différence essentielle entre l’embryon d’un jour et celui du lendemain. De fil en aiguille, nous déduirions que si l’embryon de la veille n’est pas un être vivant et qu’essentiellement il n’est pas différent de celui du lendemain, alors ce dernier n’est pas un être vivant. On en arriverait à affirmer que le nouveau-né immédiatement après qu’on ait coupé le cordon ombilical, puisqu’il n’est pas différent essentiellement de l’embryon d’avant et que celui-ci n’est pas un être vivant, n’est pas un être vivant. Nous entrons alors dans une remarquable contradiction. Dans un souci d’explicitation, Kaplan prend l’exemple du sorite du chauve. Le chauve ne le devient pas d’un seul coup, mais il le devient progressivement jusqu’au jour où il ne lui reste qu’un cheveu avant de tous les perdre. Mais y a-t-il une différence essentielle entre le stade où il ne lui reste qu’un cheveu et le stade où il n’en reste plus? Alors, à celui à qui il ne reste qu’un cheveu on peut dire qu’il est chauve. Aussi, rester un cheveu n’est pas essentiellement différent de rester deux cheveux. Celui à qui il ne reste que deux cheveux est aussi chauve que celui à qui il n’en reste qu’un. Le raisonnement peut se prolonger et on finirait par déclarer chauve celui qui a tout ses cheveux. Ce qui semble paradoxal. Où se trouve la difficulté ? Dans les deux cas, celui de l’embryon comme celui du chauve, nous avons affaire à des réalités continues. Nous passons de manière continue d’une extrémité à l’autre, ne pas être chauve ou ne pas être un être vivant à être chauve ou être un être vivant. Il y a pourtant des étapes intermédiaires. Autrement dit, il est possible d’être plus ou moins chauve ou plus ou moins être vivant. Le problème est que nous avons une difficulté à penser le continu, ce qui fait que nous nous en tenons souvent à l’alternative être ou ne pas être. Cette difficulté est liée, de l’avis de Kaplan, à notre entendement. Il soutient : « notre entendement n’est pas, en effet, adapté au continu : nos mots et donc nos concepts n’expriment que du discontinu. Pour décrire une chaleur de plus en plus forte, nous n’avons que les mots chaud et froid complétés par les adverbes très, moyennement, assez peu ; mais 42 nous n’avons rien pour décrire ce qui se situe entre très chaud et moyennement chaud, entre chaud et assez chaud, entre assez chaud et peu chaud »54 . Cette difficulté que nous avons à penser lecontinu est manifestée dans le caractère illégitime de l’alternative être ou ne pas être, autrement dit dans le principe du tiers exclu. L’impossibilité de penser le continu ne se limite pas au domaine intellectuel, mais elle a un impact dans le domaine pratique, c’est-à-dire dans notre comportement. C’est ce qui fait que concernant la question de l’embryon, l’attitude à tenir à son égard est seulement fonction des deux positions étudiées plus haut. On agit de telle ou telle autre manière selon qu’on soutient que l’embryon est un être vivant ou selon que l’on considère qu’il n’est pas un être vivant. Or, il est bien possible d’avoir une troisième alternative.

Table des matières

Introduction
I-Etat des lieux des thèses en faveur de la personnification de l’embryon
I-1-L’argument biologique
I-2-De l’animation à la notion d’ « être humain potentiel »
II-De l’entreprise déconstructiviste de KAPLAN
II-1-L’embryon n’est ni un être vivant ni un être humain.
II-2-Entre non-être et être : le concept d’ « être suffisamment »
III-Vers une perspective pragmatico-juridique
III-1-De la question « qu’est-ce que l’embryon ? » à la question « quelle attitude à son égard ? »
III-2- Pour le respect et la reconnaissance de l’être en gestation
Conclusion
Bibliographie

 

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