2. Saisir le « pourquoi », le « quoi » et le « comment » : chaînage de l’élaboration de l’activité

L’activité enseignante au centre de la recherche

Il s’agit ici de poser les jalons du cadre général d’analyse qui place l’activité enseignante au centre de la recherche.
La didactique peut être décrite comme fondée sur trois problématiques indissociables que sont l’élaboration des objets de savoirs et d’enseignement, l’appropriation de ces objets par les élèves et les interventions de l’enseignant favorisant cette appropriation (Halté, 1992, p.16). Cette recherche prend place dans ce cadre systémique constitué de pôles interdépendants qui ne peuvent pas être analysés séparément. Si l’analyse est centrée sur l’activité des enseignants, à l’échelle collective, et de l’enseignant, à l’échelle personnelle, c’est pour mieux comprendre les interactions entre les trois pôles, mieux comprendre comment l’activité des enseignants se déploie en fonction non seulement des objectifs liés à l’objet de savoir et à l’interaction avec les élèves mais aussi en fonction de leurs propres dispositions à lire et à agir. L’objectif est de saisir l’évolution de l’élaboration de l’activité au fil des premières expériences et des premières années d’exercice à travers une analyse du discours des enseignants sur leur activité et de la redéfinition de la tâche qu’ils effectuent en contexte. Pour cela, notre recherche vise à élucider les préconceptions des enseignants débutants et l’éventuelle évolution des dispositions à agir au fil du développement professionnel. Trois champs théoriques sont combinés dans une approche interdisciplinaire : l’analyse de l’activité enseignante, la sociologie de l’éducation et de la lecture, la didactique du français – et en particulier, la didactique de la compréhension, la didactique de la lecture littéraire et la didactique historique.
Le réel de la classe est placé au centre de l’analyse. Comme il serait vain de prétendre décrire et percevoir l’ensemble des réalités qui coexistent dans la classe, l’analyse est centrée sur l’activité de l’enseignant dans ses coajustements avec celle des élèves. Celle-ci est perçue comme le fruit de facteurs collectifs et personnels – du côté du maitre et du côté des élèves – dont on cherche à comprendre l’articulation.
Ainsi, du côté du maitre, la tâche prescrite, dont nous verrons qu’elle est elle-même variable, est comprise et interprétée, redéfinie en fonction de divers facteurs liés aux trajectoires des maitres : leur rapport personnel à la lecture et à la culture, leurs valeurs, leur rapport au métier et aux instructions mais aussi à l’enseignement de la lecture dont les enjeux et les usages fluctuent dans le temps. Du côté des élèves, la tâche proposée par le maitre est, de la même manière, comprise en fonction de leur passé scolaire, de leur rapport à l’école, au maitre, aux camarades, de leur rapport au langage, à la lecture et à la culture. En mobilisant des outils permettant de saisir les facteurs intervenant dans la complexité de la réalité de la classe, on cherche à comprendre les effets de ces divers facteurs sur l’activité des enseignants et les apprentissages des élèves.
Dans ce contexte, la lecture des textes littéraires apparait comme un moment de concentration de cette complexité, pour les élèves et pour les maitres. Elle nécessite en effet des dispositions particulières de plus en plus exigeantes (Bonnéry, 2015, pp.131-159) auxquelles la plus grande attention doit être portée à l’école si l’on ne veut pas réserver leur apprentissage qu’aux élèves dont les familles sont en connivence culturelle avec l’école. La lecture mobilise particulièrement les parcours singuliers de ces jeunes lecteurs4 puisqu’elle puise dans leurs expériences lectorales ou fictionnelles précédentes. Du côté des élèves comme de l’enseignant s’engage alors un parcours sur une ligne de crête qui doit tout à la fois tendre à faire émerger ce qu’il peut y avoir de commun et de divers dans les lectures mais aussi dans leur expérience du monde et de la fiction, non seulement scripturale mais également cinématographique, télévisuelle, etc. L’enjeu est majeur tant on sait que « la réussite scolaire dépend en grande partie de la capacité à lire et à comprendre divers types de textes dans des contextes variés » (Ressources d’accompagnement du programme de français au cycle 3 – Lecture et compréhension de l’écrit, 2016).
Aussi, afin de comprendre dans quelle mesure la formation initiale et le développement professionnel des enseignants peuvent être des leviers permettant à ces derniers de faire peu à peu face à cette complexité et conduisant à un développement de pratiques lectorales et culturelles pour tous, maitres et élèves, une attention particulière est portée à la façon dont les enseignants s’approprient les prescriptions et les ressources de la formation.
À la suite notamment des recherches de Halté (1992), la classe est perçue au regard des trois pôles de la situation didactique : les élèves, les savoirs, les enseignants. Selon cette approche, ces trois pôles sont indéfectiblement liés dans l’analyse qui prend appui concomitamment sur trois axes : l’axe épistémologique de l’élaboration des savoirs à enseigner par l’enseignant, l’axe praxéologique de l’interaction entre l’enseignant et les élèves, l’axe psychologique de l’appropriation des savoirs par les élèves. À l’axe psychologique de l’appropriation des savoirs par les élèves une analyse sociologique est ajoutée.
Pour étayer l’analyse systémique, la « didactique intégrative » (Goigoux, 2012, p.33) se situe au croisement de la didactique du français et de l’analyse ergonomique du travail enseignant, dans la lignée de ce qui a pu être développé en didactique des mathématiques par Robert et Rogalski dans le cadre d’une approche interdisciplinaire au croisement de la didactique des mathématiques et de l’ergonomie et qui a été nommé « la double approche » (2002), parce qu’elle combine les deux champs. À la suite de ces chercheuses nous cherchons à comprendre comment les individus particuliers (enseignant/e/s, élèves) peuvent investir les marges de manœuvre qui leur « restent », et qui doivent donc être reconnues par nous, par-delà les contraintes. Cela nous amène à travailler aussi bien du côté générique – pour délimiter ce qui est commun – que du côté individuel, pour mettre en évidence des variabilités entre enseignants ou enseignante. (Robert et Rogalski, 2002, p. 506)
Dans cette approche systémique, la didactique est conçue comme structurellement fondée en « discipline d’interaction » (Reuter, 2005/2015, p.222), autrement dit comme une discipline qui est amenée à combiner et reconfigurer les apports d’autres disciplines en fonction de ses propres finalités. Ainsi, l’analyse se situe à l’articulation entre l’objet de savoir – qui devra faire l’objet d’une définition mettant en lumière ses différentes dimensions –, le contexte particulier dans lequel celui-ci prend place et les acteurs impliqués, à savoir les lecteurs – enseignants et élèves – et leur réception des œuvres. Cette approche intégrative est d’autant plus opérante dans le cadre de la lecture scolaire des textes littéraires que, selon notre approche, l’objet d’étude – la/les lectures du texte – est en partie dépendant des enseignants et des élèves eux-mêmes. Accorder le primat à l’objet d’enseignement reviendrait donc à laisser de côté une partie de ce qui a contribué à le constituer, et par là même ce qui a contribué à élaborer l’activité de l’enseignant et des élèves. C’est donc bien en analysant conjointement les axes épistémologiques, praxéologiques, psychologiques et sociologiques que nous pensons être en mesure d’accéder à la compréhension de l’activité enseignante.
Ainsi l’« entrée activité » (Durand et Yvon, 2012, p.19) est choisie car elle constitue une voie privilégiée pour la construction de notre cadre épistémologique composite. L’« entrée activité » est entendue comme une posture de recherche affirmant qu’au-delà de leurs différences, les sciences humaines et sociales ont affaire à une même réalité qui constitue leur objet commun : l’activité humaine dans la diversité de ses conditions d’exercice, dans l’historicité, la singularité et l’inédit de sa survenance, et dans l’unité que lui donne le fait qu’elle est développée par des sujets humains. (Barbier et Durand, 2003, p.105)
Si cette recherche est centrée sur l’activité, c’est non seulement parce que celle-ci est un moyen de comprendre ce qui se joue en classe pour pouvoir mieux le transformer, c’est aussi parce que cette recherche vise à s’inscrire dans le cadre d’une réflexion plus générale sur les relations entre recherche, formation et pratiques enseignantes. Dans ce « paradigme alternatif » (Durand et Yvon, 2012, p.13), il ne s’agit pas de chercher à mettre en relation les savoirs scientifiques et les pratiques professionnelles dans une relation applicationniste mais bien de combler « le « fossé » entre travail scientifique et pratiques sociales » (Ibid.). Inscrivant cette recherche doctorale dans la lignée de l’ensemble des didactiques soumises à « un horizon praxéologique » (Reuter, 2005/réed.2015, p.230) quel que soit son caractère indirect (Dufays, 2006, p.147), il s’agit bien de « comprendre le travail » pour donner les moyens aux enseignants, aux formateurs et aux chercheurs de mieux « le transformer » (Kerguelen et al., 2006), au sens de mieux adapter l’activité enseignante aux besoins effectifs des élèves en termes d’apprentissages à un moment donné de leur parcours de formation tout en tenant compte des « contraintes » (Leplat, 2000, p.34).
Somme toute, nous faisons nôtre le postulat suivant :
Pour comprendre l’activité des enseignants en référence à l’étymologie latine comprendere (prendre ensemble) ou comprehendere (saisir), la didactique doit avoir pour projet de saisir ensemble toutes les dimensions de cette activité. (Goigoux, 2007, p.49).
Dans ce cadre, les dimensions pédagogiques et didactiques, personnelles et sociales de cette activité sont conçues comme imbriquées. Cette didactique située en contexte fait place à la « mise en scène du savoir » (Jorro, 2006, p.9) dans la classe mais aussi à « toute une série de paramètres difficilement isolables et mesurables » et à l’analyse de l’élaboration du « savoir expérienciel des enseignants » (Bucheton, 2008, p.194).
En d’autres termes, l’objet d’étude de cette recherche peut se décliner en trois axes indissociables :
1) comprendre la manière dont les enseignants agissent, en tant que lecteurs et en tant qu’enseignants,
2) saisir la manière dont les lecteurs – les enseignants eux-mêmes et ceux qu’ils doivent contribuer à former – lisent et apprennent à lire des textes littéraires et
3) comprendre comment ces activités diverses contribuent à constituer un « objet de savoir » (Bucheton et Soulé, 2009, p.34) actualisé en contexte.

Saisir le « pourquoi », le « quoi » et le « comment » : chaînage de l’élaboration de l’activité

Afin d’atteindre cet objectif, à la suite de la psychologie ergonomique de l’activité, trois perspectives sont distinguées. Elles correspondent à différents niveaux d’abstraction d’analyse de l’activité : le « Pourquoi » (Leplat, 2000, p 32), le « Quoi » et le « Comment » (Ombredane et Faverge, 1955, p.2). La triple question à laquelle la recherche tend à apporter des éléments de réponse est celle-ci : pourquoi les enseignants agissent-ils ou cherchent-ils à agir de telle manière ? Que doivent-ils faire et que cherchent-ils à faire ? Comment le font-ils ? En d’autres termes quelles finalités visent-ils, quelle tâche et quelle activité mettent-ils en œuvre ? Pour cela, cette recherche se propose de suivre le chemin de la tâche : de la tâche prescrite à la tâche effective en passant par la tâche redéfinie.
Cette introduction vise à éclairer le propos avant d’entrer dans le détail de la définition des termes tels qu’ils sont entendus dans cette recherche : l’activité d’une part (2.1), les tâches du concepteur et de l’enseignant, d’autre part (2.2).

Une définition de l’activité

Il est nécessaire de préciser dans quel sens le terme activité professionnelle est ici employé. L’acception que retient Feyfant (2015) comprend les différentes dimensions qui sont prises en compte dans cette recherche et dont les différents constituants seront ensuite développés. Cette définition permet de caractériser les dimensions sociales et personnelles, structurantes et structurées de ce concept :
Une activité professionnelle est contrainte par une culture environnante (normes, valeurs, instruments, outils, concrets ou symboliques), par l’état de l’acteur, par la tâche à accomplir. Elle est finalisée, en termes de production, de transformation, mais aussi de manière endogène (motivation). L’activité est organisée (règles, articulation), dynamique (en fonction de l’environnement et de l’acteur). Elle est à la fois singulière (non reproductible à l’identique), généralisable et partagée (activités typiques, habitus, schèmes). De plus, le caractère contextualisé de l’activité est un élément décisif dans le processus de transformation de l’individu par l’activité (et inversement). (Feyfant, 2015, p.22)
Dans ce sens, l’activité ne peut être réduite à une action. Ainsi, Schön a-t-il développé la notion de « praticien réflexif » (1994) mettant en évidence l’existence de savoirs tacites structurant la réflexion du sujet en activité. Celle-ci est organisée suivant des principes enchâssés : l’activité est liée à un motif, l’action est guidée par un but et l’opération concerne le mode d’exécution de l’action. (Leplat, 1992, 1997, 2000, 2008). Dans le cadre de cette recherche, il s’agit d’accorder autant d’importance à ce que dit l’enseignant qu’à ce qu’il fait.
Ici, comme l’écrit Bruner, « faire et dire constituent une unité fonctionnelle inséparable » (1990, p.34). Aussi, deux types de données complémentaires sont combinées dans notre enquête. Il s’agit d’effectuer un double mouvement autour de l’activité : un mouvement macroscopique fondé sur les déclarations de l’enseignant sur son rapport à la lecture et son enseignement, ce qu’il pense devoir faire, ce qu’il cherche à faire, ses gouts en matière de littérature de jeunesse, ses conceptions ; un mouvement microscopique qui cherche à entrer plus finement dans l’activité pour saisir les manières de procéder, la manière dont s’élabore la coactivité maitre/élèves dans le réel de la classe. Dans la lignée du modèle d’analyse de l’activité enseignante (Goigoux, 2002a, 2012), le double mouvement d’analyse extrinsèque et intrinsèque est perçu de manière dialectique : les micro-gestes de l’enseignant sont analysées en tant que révélateurs de valeurs, d’une éthique professionnelle, de conceptions, bref de « logiques profondes » (Bucheton et Soulé, 2009, p.42) ; ces logiques profondes induisent des manières de faire différentes qui vont impacter l’activité des élèves et la coactivité maitre et élèves. Ceci constitue l’objet de cette recherche.
À la suite des travaux de Leplat (2000), deux types de tâches sont distinguées pour comprendre l’élaboration de l’activité : les tâches se situant du côté du concepteur ; celles se situant du côté de l’agent. Leur distinction et leurs interactions doivent permettre d’accéder à une première compréhension de l’activité enseignante. Précisons la définition que nous en retenons.

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