François-Xavier Molia ouvre son texte « ‘‘It is man’s work and you are just little girlies’’ : narration genrée et figures de l’empowerment féminin dans le film catastrophe hollywoodien » sur la figure de la « femme au bord des larmes, à qui la peur tire des cris suraigus, [et qui] se blottit contre le torse de son protecteur masculin […]». Cette image, récupérée à outrance dans les films et livres d’action, pour paraphraser Molia, impose la domination du masculin sur le féminin en légitimant la toute-puissance du protagoniste mâle. Il ajoute que « [c]onformément à la perception dominante de la féminité dans une société patriarcale, les personnages féminins y sont associés à la passivité et à la faiblesse». Ce constat peut être appliqué à une très grande proportion de la production culturelle des dernières décennies, bien que Molia s’en tienne au créneau assez mince du film-catastrophe. À ce titre, de nombreuses études, dans les dernières années, ont cherché à montrer que, sur le plan de l’action, les femmes occupent une position de subalternes par rapport aux hommes : on peut penser notamment à Cynthia Belmont (2007), Amanda K. Leblanc (2009), Raphaëlle Moine (2010), Martina Baldwin et Mark McCarthy (2013), Jessica Murray (2013) et Key Steiger (2013).
La populaire bande dessinée The Walking Dead, écrite par Robert Kirkman, à laquelle s’intéresse ce mémoire, offre elle aussi une vision problématique des femmes, qui y sont généralement dépeintes, en ce qui concerne leur capacité d’agir, comme à la merci des hommes. Pour mieux le comprendre, nous nous affairerons d’abord à définir ce qu’est l’action, et ce, principalement grâce aux ouvrages Introduction à la narratologie : Action et narration de Françoise Revaz et Récits et actions de Bertrand Gervais. Cela nous mènera alors aux notions d’agent et de patient, dont discute longuement Claude Bremond dans Logique du récit. Ensuite, nous retournerons à notre corpus littéraire et nous nous pencherons sur la capacité des personnages féminins à se défendre dans un environnement hostile où les survivants sont sans cesse en danger de mort, que ce soit à cause des morts-vivants ou des autres survivants qui, eux aussi, tentent de s’en prendre à leur vie. Par la suite, nous observerons comment s’effectue le partage des tâches dans les communautés afin de déterminer si les femmes y occupent un rôle primordial.
Finalement, nous nous attarderons aux portraits physiques et psychologiques des personnages pour voir si, de prime abord, les hommes ont réellement un avantage sur les femmes ou, si au contraire, celles-ci seraient tout aussi bien équipées pour survivre, ce qui rendrait leur passivité davantage accablante.
Définir l’action
Françoise Revaz, dans le premier chapitre de son livre, distingue les notions «événement » et « action ». Pour ce faire, elle reprend la pensée de Paul Ricœur, qui stipule que « l’événement advient simplement alors que l’action apparaît comme prise en charge par quelqu’un doté d’une intention ». Ce qu’il faut alors retenir est que l’action est réalisée par ce que Revaz et les autres théoriciens de l’action nomment un « agent » : Dans le domaine de l’agir humain, la notion d’agentivité est fondamentale puisqu’elle permet de distinguer un simple déplacement, mouvement ou comportement d’une action. En effet, l’action comme intervention dans le monde possède à la fois une dimension physique (comportement observable, mouvements corporels, modifications physiques) et une dimension psychique (intention, volonté, motif, but).
En outre, plusieurs traits, toujours selon la chercheure, définissent cet agent : sa capacité réflexive (il est conscient de ce qu’il fait), sa rationalité (il peut agir par calcul) et sa capacité de contrôle (il peut modifier le cours de son action). En conséquence, tout cela fait qu’il peut être tenu pour responsable de ses actes45.
Bertrand Gervais, à son tour, s’intéresse à ce qui définit l’action et, pour ce faire, énumère les pensées de plusieurs théoriciens. D’abord, en évoquant Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, il affirme : « Agir, c’est agir sur le monde, c’est ‘‘y laisser une trace’’. Cela implique que l’action est quelque chose de visible, d’objectivable; cela demande aussi qu’une certaine énergie soit dépensée. Il y a donc des actions à grande énergie et des actions à faible énergie . » En lien avec cela, il rapporte ensuite la pensée de George Henrick von Wright : […] agir, c’est provoquer ou empêcher intentionnellement un changement dans le monde (dans la nature). [Cette] définition […] repose sur deux éléments principaux : le concept de changement d’état et celui d’intervention de l’agent. L’action d’un agent est définie à partir de trois variables, ce qui donne huit types d’intervention :
– une action peut être une intervention (agir) ou une non-intervention (s’abstenir d’agir) et ces deux types s’équivalent ;
– l’intervention de l’agent peut être une action productrice ou une action préventive (empêcher de se produire) ;
– la situation du monde avant l’action de l’agent (l’agent peut rendre actuel un état virtuel, laisser virtuel un état virtuel, rendre virtuel un état actuel ou le laisser actuel).
L’action est donc visible, d’envergure variable et réalisée intentionnellement par un agent. Néanmoins, si celui-ci peut choisir d’agir, il peut aussi choisir de ne pas agir, ce qui, en quelque sorte, le qualifie tout de même pour être un agent. À ce stade, Revaz apporte une nuance supplémentaire à la pensée de von Wright. Selon elle, l’action n’implique pas nécessairement l’intention, comme le dit ce dernier, puisqu’il existe un continuum entre l’action intentionnelle pure et l’action non intentionnelle pure. Claude Bremond, à son tour, amène alors une autre précision : « [p]our passer à l’acte, il ne suffit pas de vouloir, il faut pouvoir ». Compte tenu de tout cela, on dira donc qu’un agent est celui qui a la capacité de provoquer ou empêcher un changement dans le monde. De ce fait, une personne qui n’agit pas parce qu’elle n’en est pas capable (et non par choix) est aussitôt classée comme patiente. Maintenant, pour mieux comprendre ce que signifie cette dernière dénomination, déplaçons notre attention sur le texte de Claude Bremond, que Gervais résume lorsqu’il dit que « la structure du récit repose non pas sur une séquence d’actions, mais sur un agencement de rôles. Établir la logique du récit signifie alors faire l’inventaire des principaux rôles narratifs . » .
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