Critique initiale de l’intuition

Critique initiale de l’intuition Aborder

la philosophie de Schopenhauer n’est pas sans problème: il faut y trouver la bonne porte d’accès. Le philosophe compare son système à cette Thèbes aux cent portes, qui toutes mènent au centre. Le mot de Philonenko au sujet du même livre rédigé plus d’une fois mentionné en introduction tient aussi toujours: le système de Schopenhauer est un tout organique, et il est impossible d’en donner une vue d’ensemble en pénétrant par toutes les portes à la fois. Cependant, la porte qui est de mise, en ce qui concerne la critique de Kant, est celle de la critique initiale de l’intuition: c’est cette critique qui motivera l’ensemble du système de Schopenhauer et qui permettra de comprendre comment il se détache de son prédécesseur. Car, bien que Schopenhauer prétende voir des vérités irréfutables dans l’esthétique transcendantale de Kant, et déclare ne rien y enlever, simplement y ajouter [WWRI465], il ne fait pas du tout ainsi. Tout d’abord, Schopenhauer critique Kant sur le fait que l’ intuition est donnée chez lui sans aucune explication (par miracle). En effet, il semble que l’on considère comme très problématique le fait que Kant n’explique pas la manière dont l’intuition empirique entre dans notre conscience, il ne fait que dire que l’ intuition est donnée de l’intérieur [WWRI466]. Selon Schopenhauer, une enquête sur la façon dont entre l’ intuition dans notre conscience aurait révélé le rôle de l’entendement dans le processus [WWRI459]. Schopenhauer ajoute ensuite que Kant fera sa première erreur à la suite de cette donation de l’intuition: il divisera notre connaissance en réceptivité des impressions et en spontanéité des concepts [WWRl466].

Or, il est étrange de voir cette seconde critique, puisque si l’on remonte dans ce même texte de Schopenhauer, Kant est critiqué pour n’avoir justement pas distingué la connaissance intuitive de la connaissance abstraite [WWRl458], autrement dit, de ne pas diviser les représentations intuitives des représentations abstraites. Paul Guyer déclare que Schopenhauer critique Kant pour n’avoir pas distingué la connaissance intuitive de la connaissance abstraite, même si Kant l’a fait, puisqu’il distingue intuitions et concepts47. Pourtant, Schopenhauer dit bien plus tard que l’assertion de Kant disant que sans pensée il n’y a pas de connaissance est « monstrueuse »48. Schopenhauer semble blâmer Kant pour avoir fait la distinction (intuition/concept), mais reproche en même temps Kant de ne pas avoir fait cette distinction (connaissance intuitive/abstraite). Chez Kant, la connaissance ne peut précéder l’expérience, car c’est cette dernière qui éveille le pouvoir de connaître lui-même [BI]. Notons toutefois que la connaissance ne résulte pas de l’expérience, elle commence simplement avec elle. En effet, selon Kant, il est possible que « notre connaissance d’expérience elle-même soit un composé de ce que nous recevons par des impressions, et de ce que notre propre pouvoir de connaître [ … ] produit de lui-même» [BI].

C’est donc que la connaissance ne se constitue pas que de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. L’expérience49 se fonde sur deux choses: l’intuition et les concepts. C’est donc qu’il y a deux éléments à l’expérience, et ceux-ci sont la réceptivité de l’impression (intuition pure) et la spontanéité des concepts, que Schopenhauer semble avoir désigné plus haut comme étant représentations intuitives et représentations abstraites. L’ intuition nous donne l’existence empirique de la chose, ce que le concept ne saurait faire (puisqu’ il n’ offre que le général) : c’est l’ intuition qui permet une représentation singulière « par laquelle je saisis l’existence même, l’individu réel »50. Puisque Kant effectue bel et bien une division, il faut comprendre que Schopenhauer n’entend pas par « représentation intuitive» et « représentation abstraite » ni la réceptivité des intuitions, ni la spontanéité des concepts. Autrement, la critique de Schopenhauer ne ferait aucun sens, puisque Kant effectue une division. Précisons qu’ il faut éviter d’accuser Schopenhauer de faire une grossière erreur de compréhension de Kant. Nous sommes d’accord avec Clément Rosset pour dire qu’ il faut accorder le point que Schopenhauer n’a pas fait une mauvaise lecture, mais qu’ il a plutôt rompu avec Kant, et ce, afin d’ être équitable5l . Cependant, il est difficile d’ écarter l’ impression qu’ il s’ agit d’une erreur, et le mystère demeure entier quant à savoir ce qui motive ces critiques en apparence incohérentes. Un commentaire de Guyer permettrait d’ orienter l’interprétation ici: « Schopenhauer does not place much stock in any su ch reflective method of philosophy, and instead treats Kant’s distinction between intuition and concept as if it were intended to be the kind of phenomenologically self-evident distinction that Schopenhauer himself favors »52. Si voir sous un oeil kantien ne permet pas de saisir la critique de Schopenhauer, alors il nous faut voir les choses sous un oeil schopenhauerien.

Sujet et Objet

Quelques considérations à garder à l’esprit provenant du Monde sont importantes ici, pour ne pas lire Schopenhauer en kantien. Schopenhauer ouvre son magnum opus par la fameuse formule « le monde, c’ est ma représentation » [WWRI23]. Déjà, une telle déclaration ne pourrait être admise par Kant. Mudragei nous dira bien que jamais Kant n’ écrira que le monde est une représentation (encore moins ma représentation): Kant parle bien de représentations, de phénomènes, de somme totale des représentations, etc., malS pas du monde comme représentation7o• Kant dit que la nature est la totalité des phénomènes, c’ est-à-dire les représentations en nous, alors que Schopenhauer dit que le monde est ma représentation7l . Or, ce n’est pas pour dire qu’à ce point de vue, Schopenhauer ait totalement tort de dériver cette vision de la philosophie kantienne, si l’on se fie à Mudragei72 . Selon elle, ce serait la doctrine de l’unité synthétique de l’aperception originelle qui aurait poussé Schopenhauer à voir le monde comme représentation: Kant dit bien que l’aperception pure donne naissance à la représentation « Je pense »73. La multiplicité des représentations qui sont données dans l’ intuition ne serait pas mienne dans le cas où les représentations n’appartiendraient pas à une seule et unique conscience de soi74.

C’est de cela que Schopenhauer aurait tiré sa conclusion « le monde, c’est ma représentation ». Cependant, pourquoi Kant n’ a-t-il pas lui-même dit que le monde était sa représentation? According to Schopenhauer, what prevented Kant from arriving at so obvious a truth as that the world is representation was a radical error he made: [ . .. ] [he] did not realize that the object is directly and fully conditioned by the subject [ … ] he thought that only the mode of appearance is conditioned by the forms of the subject’s knowledge.75 [Selon Schopenhauer, ce qui a empêché Kant d’en arriver à une vérité si évidente telle que le monde est ma représentation est une erreur fondamentale qu’ il a commise : [ . .. ] [il] n’a pas réali sé que l’objet est directement et totalement conditionné par le sujet [ . .. ] il pensait que seulement le mode d’apparence est conditionné par les formes de connaissance du sujet.]

Car, aucun objet sans sujet, mais aussi aucun sujet sans objet: c’est en cela que le monde est notre représentation. Nul objet, pour Schopenhauer, ne peut échapper à cette règle, incluant notre propre corps [WWRI25]. Comme Kant, Schopenhauer est bien idéaliste transcendantal, mais en un sens radicalement différent. L’objet est totalement conditionné par le sujet (et inversement) chez Schopenhauer, ce que n’admet pas Kant. La conséquence d’une telle chose est immense: les objets, en tant que représentations, sont les objets eux-mêmes (les objets en soi) et rien d’ autre. Kant dit plutôt que les choses en soi sont de l’ordre nouménal, pas phénoménal. L’espace, par exemple, « ne représente pas une propriété des choses en soi ». C’est plutôt la forme des phénomènes externes, « la condition subjective de la sensibilité sous laquelle seulement est possible pour nous une intuition externe » [A26/B42] (il en va de même pour le temps [B49]). La connaissance des choses en soi n’est même pas confuse : ces choses en soi nous ne les connaissons tout simplement pas [B62]. Néanmoins, Schopenhauer admet lui-même, essentiellement, la même chose que Kant au sujet de l’espace et du temps, ainsi que sur la possibilité de connaissance de la chose en soi. Alors, comment peut-il dire que les objets (les phénomènes) sont les objets en soi? Schopenhauer ne fait que soutenir la chose suivante: l’objet et la représentation sont identiques.

L’objet c’est ma représentation, en tant qu’objet en soi. Seule l’action de l’objet importe: une fois connue, il ne peut rester rien d’autre à savoir sur l’ objet, ce qui fait en sorte que le monde intuitionné (i.e. le monde empirique) est totalement réel [WWRI34/35]. Chez Schopenhauer, l’objet de l’expérience kantien est bel et bien conditionné par le sujet (ce que Kant admee6). Toutefois, il ajoute qu’entre ces objets de l’expérience et les choses en soi kantiennes il n’ y a aucune différence: il s’agit de l’objet tout court. Sur l’objet il n’ y a rien d’autre à dire: nous le connaissons en sa totalité et il n’ existe que pour nous. Néanmoins, tout cela n’empêche pas Schopenhauer de soutenir qu’ il y a bel et bien une chose en soi, une réalité qui est en dehors des représentations. Cependant, cette réalité est d’un ordre absolument différent des représentations77 . Schopenhauer demeure idéaliste transcendantal, mais en un sens radicalement différent de Kant. Or, tout ceci ne peut pas être élucidé aussi simplement. Il faut d’abord comprendre clairement comment le monde comme représentation se construit chez Schopenhauer. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il sera possible de comprendre ce qu’est un objet pour Schopenhauer, et en quoi il est connu totalement par le sujet. Il faut comprendre ce que sont les représentations intuitives et abstraites. Cela sera le sujet des deux prochaines sections.

Table des matières

ABRÉVIA TIONS ET CONVENTIONS
INTRODUCTION
CHAPITRE 1-L’HÉRITAGE KANTIEN
1.1 Considérations historiques
1.2 Critique initiale de l’intuition
1.3 Sujet et Objet
1.4 Représentations intuitives
1.5 Représentations abstraites
1.6 La seconde analogie de l’expérience
1.7 Solution à la critique initiale de l’intuition
1.8 Appendice : remarques sur l’espace schopenhauerien
CHAPITRE 2 – LA VOLONTÉ COMME CHOSE EN SOL
2.1 Au sujet de ce chapitre
2.2 L ‘héritage oriental
2.3 Le problème de la connaissance
2.4 La voie vers la chose en soi
2.5 L ‘identification de la chose en soi
2.6 L ‘usage du mot « volonté »
2.7 L ‘objectivation de la volonté
2.8 Le caractère intelligible chez Schopenhauer et Kan
2.9 Appendice : remarques sur l’éthique de Schopenhauer et de Kant
CONCLUSION
ANNEXE 1
BIBLIOGRAPHIE

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